Par

Au début du XXe siècle, le mouvement ouvrier est divisé en trois organisations : la CGT (1895), le Parti socialiste SFIO (1905) et la Fédération nationale des coopératives de consommation en 1909 (FNCC) ; toutes sont jalouses de leur autonomie. Cette situation unique en Europe s’explique par le cadre dans lequel est né depuis des décennies, le mouvement ouvrier de notre pays, puis par les conditions dans lesquelles il a vécu.

Une loi terrible contre le monde du travail
L’histoire française est surdéterminée par celle de la Grande révolution et, pour le « social », par un élément essentiel, bien que trop souvent oublié, la loi Le Chapelier (1791). Cette loi « terrible » contre le monde du travail, comme la définit Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution française, lui interdit en effet toute possibilité d’organisation ; et ce, durant un siècle puisqu’il faut attendre la loi Waldeck Rousseau (1884) pour que les syndicats soient légalisés.
La loi Le Chapelier a deux conséquences décisives. D’abord, elle interdit toute structure légale de représentation et de négociation au monde du travail. Dès lors, ce dernier ne dispose d’aucun moyen d’expression et il lui est impossible de défendre ses revendications « à froid ». Telle est la raison pour laquelle ses besoins sociaux sont d’abord pris en charge, mais avec des moyens modestes, par les sociétés de secours mutuel. Elles sont tolérées car elles mettent un certain lien dans une société très brutale où n’existe ni législation sociale, ni protection sociale. La révolution industrielle favorise leur essor : en 1848, elles regroupent deux cent cinquante mille personnes. Jusqu’alors, ces sociétés mutualistes s’investissent dans l’organisation des obsèques, puis de la maladie, tout en jouant un rôle d’organisations syndicales avant l’heure. Mais en 1852, Napoléon III confie la direction de la mutualité aux notables.

« En 1871, le gouvernement insurrectionnel de la Commune est animé par des ouvriers et des socialistes qui veulent gérer les affaires publiques, sans le concours de l’État. »

De grandes explosions sociales
L’impossibilité du monde du travail de se faire entendre dans un cadre légal est à l’origine des grandes explosions sociales qui caractérisent les luttes ouvrières jusqu’à la fin du XIXe siècle. Trois sont devenues emblématiques dans notre mémoire collective : la révolte des Canuts en 1831, les journées de juin 1848 à Paris et la Commune en 1871. En 1831, les ouvriers soyeux de Lyon organisés dans le cadre de la société mutualiste du Devoir mutuel se révoltent pour obtenir de meilleurs salaires. Leur action a un grand retentissement en France : en 1834, trente-huit grèves éclatent à Paris, à Clermont-Ferrand, dans les mines d’Anzin, au Havre et à Limoges.
La seconde explosion sociale survient à la suite de l’échec des Ateliers nationaux. Créés quelques mois plus tôt dans l’euphorie des débuts de la Seconde république, ces derniers ont pour but de fournir du travail aux ouvriers parisiens. Mais leur incapacité à fonctionner, jointe à la défaite lors des récentes élections, des démocrates défenseurs du socialisme, provoquent leur dissolution en juin. Il en résulte une émeute de quatre jours qui n’est pas suivie en province, sauf à Marseille, et qui entraîne le divorce du monde du travail avec la République. Comme le dit Georges Sand, « je ne crois plus à l’existence d’une République qui commence à tuer ses prolétaires ».

La première Internationale
Pourtant, la IIe République reconnaît le droit au travail et facilite le droit d’association mais la brièveté de sa phase « sociale » lui interdit de poursuivre dans cette voie. Cette évolution s’aggrave avec la période « autoritaire » du Second Empire (1852/1860) où les luttes sociales disparaissent. Puis, le régime se libéralise mais en cherchant à se concilier le monde du travail, il aboutit à deux résultats différents. À partir de 1864, la grève est tolérée, même si son exercice est soigneusement limité : des mouvements sociaux se développent alors dans l’Hexagone. Napoléon III favorise aussi, bien qu’involontairement, la création de la Ire Internationale, également en 1864. Deux ans plus tôt, il a soutenu l’envoi d’une délégation d’ouvriers à l’Exposition universelle de Londres. Ils y ont établi des liens avec les organisations ouvrières britanniques, ce qui explique la rédaction du Manifeste des Soixante, inspiré par l’ouvrier Tolain, étape importante dans la prise de conscience ouvrière. Objet de rivalité entre les partisans de Marx et de Proudhon, la Ire Internationale concentre ses maigres troupes à Paris, Lyon, Marseille et Rouen à la fin de l’Empire.

« Le monde du travail a conquis de nouveaux droits par la lutte mais aussi par la réforme. »

En 1871, le gouvernement insurrectionnel de la Commune est animé par des ouvriers et des socialistes qui veulent gérer les affaires publiques, sans le concours de l’État. Ses causes ne sont pas seulement sociales : réaction à l’humiliation de la défaite de 1870 devant la Prusse, souvenir de l’insurrection de 1793, méfiance des Parisiens devant les « Versaillais », représentants de la France rurale. Mais joue aussi la colère devant la suppression de la solde des gardes nationaux, seule ressource alors pour les ouvriers sans travail, ainsi que la suppression du moratoire sur les loyers et le commerce. La Commune se termine par une répression encore plus sévère que les révoltes précédentes : une dizaine de milliers de morts en 1848, une trentaine de milliers en 1871.

Les premières organisations socialistes et syndicales
Le mouvement ouvrier commence à se reconstituer une décennie plus tard : les premières organisations socialistes et syndicales émergent au début des années 1880. La mémoire de la Commune pèsera longuement sur elles. La loi Waldeck Rousseau (1884) qui légalise les syndicats, est combattue par les premiers syndicalistes qui y voient un instrument de répression supplémentaire, dans la continuité de la loi Le Chapelier ; en cela, ils se trompent. Bien après la Libération, la CGT restera marquée par le passé mémoriel découlant de cette loi, ce qui explique son opposition constante à l’État. Pour cette raison, la CGT a longtemps privilégié les conquêtes sociales obtenues « à chaud », à la suite à de luttes spectaculaires : celles du Front populaire et dans une moindre mesure de la Libération en sont l’archétype.
Ces luttes ont été importantes mais elles ne résument pas l’histoire sociale de notre pays. La naissance du mouvement ouvrier organisé a coïncidé avec l’implication croissante de l’État dans le social, avec les débuts de la législation du droit du travail et de la protection sociale, ainsi que la création de diverses instances, notamment le ministère du Travail en 1906. Certaines de ces lois seront très importantes, notamment celles sur les accidents du travail (1898) et sur les Assurances sociales (1930), fondement de la Sécurité sociale à la Libération ; mais elles sont complètement oubliées dans la mémoire collective. On se souvient davantage que la CGT a mené sa première campagne nationale en 1906 en faveur de la loi de huit heures mais qui précise qu’elle fut accordée en 1919 par un gouvernement de droite, inquiet du contexte social ? Le monde du travail a conquis de nouveaux droits par la lutte mais aussi par la réforme.

Michel Dreyfus est historien. Il est directeur de recherche émérite au CNRS.

Cause commune32 • janvier/février 2023