Il est urgent d’imaginer, d’explorer en pensée et en action un monde de l’après-capitalisme. Il faut renoncer à la recherche obstinée des « étapes » successives, qui fait que ce n’est jamais l’heure de parler du communisme et de se battre en son nom.
Mon livre s’intitule Le communisme a de l’avenir… si on le libère du passé (Éditions de l’Humanité, 2020). J’en déplie les thèses essentielles selon ces deux points.
Le communisme a de l’avenir
Ce titre s’oppose évidemment à l’affirmation partout rabâchée depuis trente ans, à savoir que « le communisme est mort » et que c’est la leçon la plus assurée du XXe siècle (effondrement de l’URSS et du « socialisme existant », réorientation de la Chine). Il vise à dire que la pensée de Marx a de l’avenir en ce qu’elle peut nous aider à penser notre présent.
« Ce qui est vraiment obsolète, c’est la survie d’un système parvenu à un point tel qu’il met gravement en cause la dimension civilisée des rapports humains et le caractère viable de la planète. »
• Il y a trente ans, le nom de Marx était associé à l’effondrement des pays socialistes et on tenait pour assuré qu’il n’avait plus rien à nous dire. Or tout change aujourd’hui dans la vitrine des libraires. Marx est partout présent : avec ses œuvres (des inédits et de nouvelles traductions), avec des livres qui affirment la vigueur du communisme et rencontrent le succès (Alain Badiou, Jacques Rancière, Frédéric Lordon, Bernard Friot, Lucien Sève, Isabelle Garo...). Des dialogues se nouent avec ses textes (Thomas Piketty : Le Capital au XXIe siècle [Seuil, 2013], Capital et idéologie [Seuil, 2019] ; Emmanuel Todd : Les Luttes de classes en France au XXIe siècle [Seuil, 2020], etc.). On parle du communisme pour penser le présent… sauf au Parti communiste où l’on reste étonnamment discret sur le sujet (On s’en tient parfois timidement à se réclamer tout au plus du « commun ». Bizarre et étrange paradoxe).
• Il n’y a pas que chez les libraires qu’on parle de Marx, son ombre flotte dans nombre de luttes sociales récentes. Celle des soignants (la santé n’est pas une marchandise, l’hôpital ne peut pas se gouverner comme une entreprise capitaliste). Celle des gilets jaunes (comment vivre quand votre travail ne suffit pas à vous nourrir ? Comment se réapproprier la politique et combattre la violence d’État ?) Celle du mouvement des retraites (contre l’inversion de l’histoire récente qui prétend faire travailler plus longtemps parce qu’on vit plus longtemps. Contre « la dé-civilisation capitaliste » Lucien Sève).
• La pandémie qui frappe le monde entier, le met à l’arrêt et sème partout l’angoisse, la maladie et la mort, met à l’ordre du jour la question de « l’après-capitalisme ». Cette violence de l’épidémie révèle les inégalités béantes qui blessent les sociétés humaines jusqu’à mettre en péril la vie sous toutes ses formes sur la planète. Et si le virus n’a pas de passeport et ne fait pas de politique, sa rencontre avec les humains n’a rien de naturel, mais doit tout à la globalisation du capitalisme le plus high-tech. Il devient évident qu’on ne peut pas traiter un mal aussi profond avec des tisanes et de l’eau tiède dans le prolongement du « monde d’avant ». Tout montre que ce qui est vraiment dépassé aujourd’hui, c’est qu’une infime minorité d’humains persiste à détenir, et à gérer comme son unique bien privé des réalités, des forces et des capacités de plus en plus gigantesquement sociales. Ce qui est vraiment obsolète, c’est la survie d’un système parvenu à un point tel qu’il met gravement en cause la dimension civilisée des rapports humains et le caractère viable de la planète (car, contrairement à la légende qu’on nous vend, il ne peut pas y avoir de « capitalisme vert »). Il est urgent d’imaginer, d’explorer en pensée et en action un monde de l’après-capitalisme. Ma conviction est que l’œuvre de Marx peut nous aider à avancer, à rassembler et à construire un chemin dans cette voie.
« La pensée de Marx a de l’avenir en ce qu’elle peut nous aider à penser notre présent. »
... si on le libère du passé
Il convient donc de lire Marx tel qu’on peut le faire aujourd’hui, c’est-à-dire en détricotant sa pensée des pesantes traditions qui l’ont recouverte dès la fin du XIXe et au long du XXe siècle. On découvrira alors que Marx n’est pas qu’un penseur de l’anticapitalisme, il est inséparablement le porteur de la visée grandiose d’une émancipation libératrice et égalitaire, de l’idée d’une reprise en main par l’humanité de sa propre histoire, en sorte que la « lutte des classes » est chez lui aimantée par le combat pour « une société sans classes », soit la perspective d’une civilisation inédite sans dominants ni dominés. Rien à voir avec ce que le XXe siècle nous a fait rencontrer sous le nom de « socialisme existant » ou de « social-démocratie », mais l’idée d’une « société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu » (Le Capital, Livre I).
« Il faut penser – avec Marx – que le communisme n’est pas une utopie, ni un idéal, mais un combat engagé au présent, une bataille au sein du capitalisme et travaillant à le subvertir en jouant de ses contradictions. »
Autrement dit, une révolution et une société des humains qui n’ont jamais été essayées ni réalisées. Et si l’heure en était venue ? Mais alors il faut rompre avec quelques « certitudes » (anciennes) imposées par l’histoire. Il faut penser qu’aux yeux de Marx le communisme n’est pas le portrait idéal d’une société lointaine de l’avenir, toujours reculée dans l’horizon (et en réalité jamais atteinte au point de n’être plus qu’un idéal et une lueur tremblotante faite de « valeurs »). Il faut renoncer à « l’étapisme », à la recherche obstinée des « étapes » successives (fixées par décret de la direction du « parti ») qui fait que ce n’est jamais l’heure de parler du communisme et de se battre en son nom (que son combat est toujours reporté à plus tard, ce qui fait qu’on ne devrait en parler que « quand ce sera son heure »… qui ne vient jamais). Il faut penser – avec Marx – que le communisme n’est pas une utopie (une société située après l’étape du socialisme), ni un idéal (en politique on sait ce que valent les idéaux !) mais un combat engagé au présent, une bataille au sein du capitalisme et travaillant à le subvertir en jouant de ses contradictions. Un combat né au XIXe siècle, auquel Marx a contribué pleinement et qu’il est temps de relancer puisque la situation l’exige avec force. Dès lors, il faut aussi établir par quelles ruses de l’histoire le communisme marxien a pu devenir le socialisme chez ses héritiers en titre (la social-démocratie allemande, puis le marxisme soviétisé) et en quoi communisme et socialisme ne sont pas termes synonymes comme on le croit souvent. C’est ce que je m’emploie à faire dans ce livre.
Bernard Vasseur est agrégé de philosophie.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020