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Habitués des formes d’emploi précaires, les jeunes actifs font face depuis quelques ­années à une nouvelle offensive contre leur droit à une vie stable et autonome : l’assaut de la microentreprise. Un frein supplémentaire à leurs projections et projets d’avenir, qui les place à l’écart du reste de la société, dans un purgatoire professionnel sans droit du travail ou accès au régime salarié de la protection sociale.
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Emploi des jeunes : l’histoire d’un bizutage social
Petit boulot après les cours, job d’été, travail d’appoint en parallèle des études, puis stages, contrats précaires… Pour les jeunes actifs, l’insertion dans le monde professionnel passe très souvent par un pénible parcours sur les routes de l’emploi précaire. D’autant que ce bizutage social s’avère de plus en plus long : l’âge moyen du premier contrat à durée indéterminé (CDI) oscillerait entre 27 et 29 ans, entravant plus ou moins fortement les perspectives de stabilité et corrélativement, les projections personnelles. Plus l’âge du premier emploi stable recule, plus les projets des jeunes doivent attendre pour se pérenniser : obtenir son autonomie, louer ou acheter un logement, se projeter dans l’avenir… À cela s’ajoute la pression générée par la précarité professionnelle ; les contrats à durée déterminés (CDD) sont encore largement féminins : 10,6 % des femmes ont un emploi en CDD contre 6,5 % des hommes, 28,9 % des femmes ont un emploi en temps partiel contre 18,3 % des hommes, les CDD sont occupés par des femmes à plus de 79,5 % (cf. INSEE, Emploi, chômage, revenus du travail, 2020), une autre pression sociale qui cible particulièrement les jeunes femmes : la pression nataliste.

« Laisser se développer des plateformes de travail, ce n’est pas une question d’interprétation des règles de droits, c’est un projet éminemment politique. »

On trouve l’une des plus éloquentes expressions du phénomène dans une campagne italienne de 2016 contre la dénatalité. Intitulée « journée de la fertilité », les jeunes femmes y étaient appelées à « se secouer » avant qu’il ne soit trop tard (cf. « Femmes, faites des enfants, dit le gouvernement », Courrier International, 2016)… Paternaliste, moraliste, sexiste, l’appel avait par ailleurs provoqué l’ire de certains syndicats, qui reprochait au gouvernement italien de dénoncer la situation de baisse des naissances en accablant les femmes, et ceci sans remettre en question les politiques de l’emploi ayant favorisé la précarisation des jeunes Italiens : « dans les médias et sur les réseaux sociaux, de nombreuses voix se sont [alors] élevées pour rappeler qu’il existait aussi des obstacles sociaux et économiques à la natalité : taux de chômage élevé, en particulier chez les jeunes, congés de maternité mal protégés, crèches limitées… » ( Jade Toussay, « Après avoir été accusée de sexisme, la campagne italienne pour la fertilité est jugée raciste », Huffpost, 22 septembre 2016). Ce que l’affaire a ainsi permis de mettre en lumière, c’est une situation de précarité… que l’augmentation du micro-entreprenariat ne va pas arranger.

un cran de plus dans la précarité
La situation des jeunes ne semble pas s’orienter vers la fin du bizutage social. Outre la multiplication du type et du recours à l’emploi précaire ces dernières années, l’injonction libérale visant non pas à trouver un emploi, mais à créer son emploi, semble gagner en résonnance. L’arrivée des plateformes de travail telles qu’Uber et Deliveroo y a sans doute fortement contribué. Rappelons que ces entreprises refusent d’appliquer le droit du travail et de la protection sociale aux milliers de travailleurs qui réalisent pour elles l’activité qu’elles proposent sur le marché. Toute leur ingénierie juridique repose en effet sur un recours massif aux (faux) travailleurs indépendants, et plus particulièrement, à des microentrepreneurs.

« Les plateformes de travail sont des machines à précariser qui visent d’abord la jeunesse. »

Il n’est alors pas étonnant de constater qu’en 2021 le nombre de créations d’entreprises a connu une très forte augmentation : il est supérieur de près de 80 % à son niveau moyen sur la période 2010 à 2017  et avec 995 900 créations, c’est 17 % de plus qu’en 2020, année du précédent record malgré un fort recul des créations pendant le premier confinement en 2020 » (Eric Hofstetter, INSEE). Plus encore, cette forte hausse « est portée par les immatriculations d’entreprises individuelles sous le régime du microentrepreneur (+ 17 %) », particulièrement importantes dans les secteurs cibles de l’ubérisation tels que les transports et l’entreposage (+ 25 %) ou les services aux ménages (+ 42 %). Or, il semble que le profil de ces nouveaux créateurs d’entreprises soit celui du jeune actif. En effet, la part des moins de 30 ans est plus élevée chez les microentrepreneurs que chez les créateurs d’entreprises individuelles classiques (41 % pour les uns contre 35 % pour les autres), et c’est dans le secteur des transports et l’entreposage que les créateurs d’entreprises sont les plus jeunes. L’INSEE indique qu’elles et ils ont en moyenne 29 ans, et que 60 % d’entre elles et eux ont moins de 30 ans.

« La création d’entreprise constitue-t-elle en elle-même une justification à l’absence de respect des règles applicables à toutes et tous et la paupérisation grandissante des travailleurs ? »

Sans accès au régime salarié de la protection sociale, sans droit du licenciement, sans droit au chômage ou encore aux congés payés, ce sont ainsi des milliers de (jeunes) travailleurs qui se trouvent contraints de brader leurs conditions de travail et de rémunération pour espérer avoir une activité : quitter l’emploi pour accéder au travail sans statut. Les plateformes de travail sont des machines à précariser qui visent d’abord la jeunesse.

Une politique publique assumée
Certaines plateformes ciblent explicitement les jeunes en recherche d’emploi. C’est le cas par exemple de StaffMe. L’entreprise se présente comme « la première plateforme française de mise en relation entre jeunes free-lance et entreprises pour la réalisation de prestations ­ponctuelles ». Pas de salariat donc, mais du free-lance via la constitution en microentreprise. Pas d’emploi, mais des « missions ponctuelles » où le droit du travail n’aurait pas vocation à s’appliquer. On promet aux entreprises du « renfort sans effort », soit en d’autres termes, une externalisation de la main-d’œuvre à peu de frais… au détriment des jeunes en recherche d’emploi.
Si les services proposés par la plateforme ont l’odeur du prêt de main-d’œuvre illicite, cela n’a pas empêché la Région Île-de-France de valoriser l’entreprise dans le cadre de sa politique d’emploi : « Afin de répondre à la crise économique engendrée par le covid 19, elle lance une expérimentation au travers d’un partenariat inédit avec StaffMe et Leboncoin. En quelques clics, recruteurs et demandeurs d’emploi trouvent la solution la plus pertinente en fonction de leur besoin : formation, mission, CDI ou CDD, renfort ponctuel… Cette solution universelle, simple et accessible à tous permet de répondre à l’urgence : “l’emploi pour tous” ».
Cette politique publique est assumée jusqu’au sommet de l’État. Rappelons qu’à l’occasion de la publication des « Uber files », Emmanuel Macron avait précisément déclaré assumer « à fond » sa posture, être « hyper-fier » des « milliers d’emplois » qu’auraient créés Uber et leurs comparses sur le territoire ». Les « Uber files » ont par ailleurs révélé l’implication du gouvernement de Manuel Valls, et notamment d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, dans l’implantation de l’entreprise américaine Uber sur le territoire français.
D’aucuns pourraient juger de telles positions irrationnelles au regard du caractère agressif de ces modèles envers les travailleurs, envers les acteurs économiques traditionnels, envers les normes fiscales, commerciales ou sociales de notre pays. D’autant que ces modèles ont fait l’objet de condamnations judiciaires pour concurrence déloyale, requalification en salariat ou encore travail dissimulé en France et en Europe, mettant en évidence le caractère frauduleux de leurs pratiques.
On s’interroge alors sur les raisons qui conduisent l’État et certaines collectivités à les soutenir. La création d’entreprise constitue-t-elle en elle-même une justification à l’absence de respect des règles applicables à toutes et tous et la paupérisation grandissante des travailleurs ? Mais peut-être que l’attrait des plateformes réside précisément en ce point : elles incarnent le triomphe de la liberté d’entreprise sur les droits sociaux. Laisser se développer des plateformes de travail, ce n’est pas une question d’interprétation des règles de droit, c’est un projet éminemment politique.

Barbara Gomes est juriste, Elle est maîtresse de conférences en droit privé à l’université d’Avignon.

 


Le travail au quotidien, entre émancipation et aliénation

Entretien avec Christophe Janvier

CC : En quelle année êtes-vous entré chez Renault, à quel poste ?

Je suis entré en 1993, à une époque où l’usine comptait environ cinq mille salariés. J’ai été embauché comme P1, un poste d’ouvrier sur la chaîne de conception de berceaux moteurs de la R21. L’usine du Mans fabrique aujourd’hui tous les éléments de liaison au sol de véhicules comme la Clio : berceaux, essieux, trains, retors, disques, bras inférieurs, traverses…

CC : Quelle est l’organisation du travail à l’usine ? En quoi l’augmentation des exigences de rentabilité accroît-elle le caractère aliénant du travail ouvrier ?

L’organisation est essentiellement en 2x8, avec pour l’équipe du matin un début à 5h20. Trois types d’équipes se succèdent : nuit, 2x8 et SD (samedi-dimanche). Plus on vieillit, plus ce type de rythme paraît difficile. De plus, les effectifs en CDI diminuent, ce qui augmente le recours aux intérimaires, qui étaient plus de six cents à un moment, et qui subissent plus de pression de la part de la hiérarchie. La direction est obsédée par la rentabilité : en 2013, le premier accord de compétitivité a entraîné une véritable saignée de salariés (ils cherchent à baisser les « coûts fixes »). Les temps de pause sont réduits (la pause « casse-croûte » est de vingt minutes). Aujourd’hui, les pauses se font en décalage, ce qui nuit aux relations de travail. Enfin, n’oublions pas le bruit dans le secteur des presses, la chaleur dans les bâtiments mal isolés, les nouvelles lignes qui « cassent » les jambes…

CC : Considérez-vous néanmoins votre travail comme émancipateur ?

Bien sûr ! C’est par mon travail que j’ai pu devenir propriétaire d’une maison, aider ma famille… Mais il faut que le travailleur ait la main sur la qualité de ce qu’il produit. On revendique le droit au travail bien fait. Le terme a été galvaudé par les managers, qui trop souvent nous font faire un peu n’importe quoi (les caristes, ateliers réattribués à la logistique, ce qui chamboule l’organisation). Par nos luttes pour l’amélioration des conditions de travail, on était souvent mal vus par les ingénieurs qui sont aujourd’hui de plus en plus sensibles à ce qu’on avance, au projet industriel qu’on défend. Eux aussi souffrent au travail, et les uns sans les autres, on n’est rien.

Christophe Janvier est ouvrier et délégué CGT Renault Le Mans.

Propos recueillis par Hoël Le Moal.

Cause commune n° 32 • janvier/février 2023