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« Le football est un sport qui se joue à onze contre onze et, à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne. (Enfin, pas cette fois !)
La politique est un sport qui se joue à 65 millions (en France), à 7 milliards (dans le monde), contre quelques-uns et, à la fin, ce sont les capitalistes qui gagnent. (Mais peut-être pas pour toujours ?) Pourquoi et que faire ? »

Nous avons posé la question à des gens variés, militants ou non. Les âges sont approximatifs, les prénoms parfois fantaisistes. Sans être totalement représentatif, cet échantillon est révélateur de ce qui trotte dans les têtes...
Propos recueillis par Pierre Crépel.

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Rochefort-sur-Mer, 19 avril, à la manifestation

Paul, 20 ans, journaliste vacataire
Les modes de communication ont été révolutionnés, ils cimentent et fixent les choses. Macron est bien plus fort et plus malin que les autres dans cet exercice, il maîtrise parfaitement le double discours. D’autre part, sur le fond, on a trop pris l’habitude de s’adapter au jour le jour, surtout les jeunes, il y a un problème générationnel, notamment avec le travail, on a fini par se dire : « De toute façon, ça va le faire, et sinon on trouvera bien une solution ».

Martine, 50 ans, CGT énergie
Tout le monde a les mêmes aspirations et revendications, mais il y a division chez les travailleurs. Le syndicalisme d’accompagnement prend chez certains, parce que la société a évolué : le salariat est moins ouvrier, davantage maîtrise et cadres, donc il y a des sensibilités un peu différentes. L’individu a pris le dessus sur le collectif, la CFDT et la CGC ont axé leur ligne là-dessus. Les partis politiques sont très peu présents à Rochefort, nous n’avons pas de liens avec eux, c’est dommage au vu de tous les enjeux sociétaux qui existent.

Monique, 70 ans, FSU
C’est surtout que les gens ont peur : dans le privé, c’est très dur de mobiliser ; à Rochefort, le chômage doit être de 20-25 %. Il y avait beaucoup plus de monde à la manif des retraités le mois dernier.

Sébastien, 30 ans, chômeur diplômé
Il y a trois raisons. 1) Les gens sont tous divisés : à l’hôpital, il y a grève, mais ils ont décidé de manifester le 21 plutôt qu’aujourd’hui ; en plus, les syndicats sont divisés entre eux. 2) Les gens ont du pain et des jeux, les Romains avaient déjà compris que c’est comme ça qu’on les tient. 3) Les média assènent : la grève s’essouffle, Macron dit : je ne changerai pas.
Pourquoi beaucoup de gens se laissent-ils influencer ainsi ? D’abord, la peur de perdre son emploi, et surtout d’être rejeté de tout, traité de « marginal » (ce mot est péjoratif, il ne devrait pas l’être, les marges ce n’est pas forcément négatif), alors que c’est le système qui est obsolète. Pourquoi la situation est-elle différente de celle de mai 68 ? Cela vient de notre éducation, on nous apprend à ne plus parler, si on se rebelle on est immédiatement réprimé. Les gens sont brisés par la vie, ils se sentent incapables, par peur de l’échec ils ne vont même pas essayer : j’en vois des dizaines autour de moi qui auraient envie de faire des choses, par exemple de voyager, et qui ont peur, même quand il ne peut rien leur arriver. C’est l’argent qui est le maître, on considère que les gens n’ont pas à être heureux, alors qu’un employé heureux est plus productif ! Il ne s’agit plus de soigner, mais de vendre des traitements.
Quelles pistes pour en sortir ? La connaissance ! On essaie d’abrutir le peuple, de faire qu’il ne lise plus. Je suis dégoûté du système éducatif ; le niveau du bac aujourd’hui, c’est celui du brevet d’il y a quarante ans. Les partis politiques ? C’est toujours divisé, ils sont menés par des professionnels de la politique qui n’ont jamais été dans la merde, les gens intègres ça n’existe plus guère, même s’il en reste quelques-uns. Je ne me vois pas m’engager là-dedans, c’est trop orienté sur l’immédiat, j’ai une vision plus globale.

Frédéric, 40 ans, CGT
Ce qui retient les gens, c’est la peur de perdre le peu qu’ils ont. En plus, il y a la division : dans une boîte comme la mienne, filiale d’Airbus, il y a autant de sous-traitants que d’inscrits, tous ont un statut différent à l’intérieur de la même entreprise, donc des revendications différentes. Il y a aussi la peur des sanctions et la pression de l’employeur. Enfin, la fatalité, on nous dit partout : « ça ne sert à rien de faire grève, de manifester, de toute façon ils imposeront leur truc ».


Lyon, 1er mai, à la manifestation

Philippe, 45 ans, dirigeant d’entreprise
Les gens sont repliés sur leurs problèmes quotidiens. Il y a une perte de repères, en matière de valeurs, de philosophie. On ne donne plus aux gens le temps de réfléchir, de savoir comment ils voudraient vivre. Ils n’ont plus confiance en ceux qui sont censés les conduire ; ceux-ci leur ont fait croire qu’ils les écoutaient, mais n’ont jamais tenu aucun compte de leurs idées et de leurs avis. Cette méfiance englobe les partis politiques de gauche et les syndicats.

Stéphane, 35 ans, cadre municipal
C’est aussi notre faute, on manque d’ouverture, on s’adresse toujours aux mêmes, donc on laisse de côté de nombreuses compétences et bonnes volontés. On reste souvent crispés sur des questions annexes. Il faut aussi être à l’affût des revendications nouvelles et non pas rester à la traîne et se contenter de s’y rallier du bout des lèvres.


Vaulx-en-Velin, 5 mai, marché du Mas du Taureau

Marie-France, 65 ans
Macron arrive quand même à faire partager sa vision de la société. Pour être audible, il faut qu’on reparte du local, du concret, qu’on recrée des solidarités, qu’on fasse du porte-à-porte au lieu de regarder les gens de loin.

Lucas, 25 ans
Les jeunes n’ont plus confiance dans les structures politiques traditionnelles, d’où l’indifférence ou la radicalisation.

Danielle, 50 ans
Mon fils a voulu s’engager à 16 ans, maintenant il en a 26, c’est fini, il dit : « dans la boîte, c’est chacun pour sa gueule, alors je fais pareil. » Le manque d’unité à gauche est d’abord dû aux ego des dirigeants, nationalement et même localement, les gens ne peuvent pas comprendre que FI et PCF ne s’entendent pas. On dirait qu’ils préfèrent se neutraliser plutôt que de s’unir contre Macron et les patrons. Les différences de positions sur ceci ou cela, sur le style d’actions, cela pourrait déboucher sur une amélioration de tous, si on le voulait.

Laurent, 35 ans, En Marche
Macron s’impose parce qu’il a trouvé un nouveau modèle. Dans la préparation de la présidentielle, j’ai eu la possibilité de dire ce que j’avais à dire, de travailler en groupe sur des thématiques qui nous concernent, pour élaborer le programme. Je ne suis pas d’accord avec tout (par exemple avec le bombardement de la Syrie), mais je m’y retrouve sur les aspects économiques, je trouve qu’on peut être libéral et social, solidaire, c’est le marché qui régule.

Mohammed, 60 ans
Je ne sais ni lire ni écrire, j’ai fait tous les métiers (ménage, terrassement, etc.). Il y a trop d’oppositions entre les gens. Avant, si t’avais pas d’argent, tu pouvais aller manger avec les autres. Maintenant, si ton voisin est en train de mourir, tu t’en fous. Dans une usine, on n’est solidaire que si on se connaît (par exemple de la même région, de la même culture), sinon...


Lyon, 5 mai, à « La Fête à Macron »

Florent, 20 ans, élève ingénieur
On n’est pas unis, parce que chacun veut tirer la couverture à soi. Mais il y a aussi des solutions différentes dans les divers partis et syndicats, par exemple sur le lien entre économie et écologie, sur la croissance. L’union naîtra plus facilement dans le combat « contre » que sur des propositions. En face, au contraire, pour le moment, la communication est bien blindée, le double discours est difficile à contrer.


Lyon, courant mai, des lecteurs de bibliothèque

Pierre, 20-25 ans
On ne peut plus analyser le mouvement de la société en termes de classes. En effet, la situation des gens est trop précaire et trop instable, donc personne ne peut se projeter sur une classe bien définie. On est souvent aussi découragé d’avance parce que tout est devenu trop complexe et qu’il faut dépenser une énergie considérable pour le moindre petit truc le plus élémentaire.

Nora, 20-25 ans
Macron, il est jeune, on le sent donc plus proche de nous et il soutient l’initiative. J’aime aussi Mélenchon, il faut des hommes politiques qui sortent des traditions, puisque les jeunes sont indifférents à la politique.


Lyon, 26 mai, à la « Marée populaire »

Alicia, 30 ans
La souffrance au travail épuise tellement les gens qu’ils n’ont souvent plus la force de lutter, d’aller aux manifestations, ils préfèrent rentrer chez eux, se distraire, se vider la tête devant la télé.

Julien, 35 ans
L’obstacle principal, c’est l’individualisme. Le pire, c’est la bagnole, c’en est la source principale ; mais plus généralement, on sous-estime les ravages idéologiques de l’american way of life, de la consommation effrénée, auxquels
les gens se sont habitués et auxquels ils sont poussés quotidiennement par la pub. Malgré quelques prises de conscience (autour du climat, des ZAD, etc.), les partis de gauche et les syndicats sont un peu désarmés face à cela.

Sam, 30 ans
Les partis de gauche et les syndicats préfèrent les alliances électorales, les négociations, à la véritable lutte des classes, à la vie concrète dans les quartiers populaires. Alors que ce qui gêne vraiment le gouvernement aujourd’hui ce sont les grèves ! Regarde ici, il y a surtout des petits groupes militants, des gens qui se connaissent déjà : à 95 % ce ne sont pas les ouvriers, les paysans et les chômeurs, c’est chez eux qu’il faut aller.

Thierry, 30 ans
Les syndicats, la plupart des partis se contentent de se battre contre, il faudrait davantage d’imagination et se battre pour quelque chose. Ce sont des machines à perdre, ça fait des dizaines d’années qu’ils disent à peu près pareil et qu’ils déclinent, il serait temps de le reconnaître. Je milite dans mon syndicat (SUD), mais j’aimerais des initiatives qui sortent un peu plus de l’ordinaire, il y a de bonnes vidéos, on ne les utilise pas assez.


Lille, 24 juin, Marché de Wazemmes

Elissar, (27 ans)
Macron donne une image rassurante de stabilité. Son élection est la preuve de la « victoire culturelle » de la classe bourgeoise, mieux organisée, au sein même des classes populaires. On a un peu perdu l’idée d’un « monde d’après » enviable, on est juste dans la résistance au coup par coup. Je suis toujours au PCF, mais en retrait, comme « plombée par la lourdeur de l’appareil », par certains discours de cooptation, ou réformistes, par sa difficulté à capter le dynamisme de la société civile ; les communistes donneraient plutôt l’impression d’un groupe fermé. Macron et Mélenchon, à tort certes, ont réussi à fournir aux gens le sentiment de pouvoir s’exprimer, de peser sur l’orientation du mouvement.

Ahmed et Zacharie (30 ans)
Il y a eu un tournant depuis Chirac. Avant, on écoutait de temps en temps, on reculait. Maintenant ils ne reculent plus. Les gens sont de plus en plus inquiets pour eux, ils ont peur, sont stressés, dans la précarité, et du coup chacun est centré sur ses petits problèmes. C’est toujours les plus pauvres qui prennent. Il y a une concurrence déloyale volontairement organisée au sein de l’Europe, qui bénéficie aux gros (par exemple dans le bâtiment où les très petites entreprises françaises sont mises à mal, pendant que Bouygues rafle tout). On a trop de problèmes, pas la tête à penser à autre chose. « Vous parlez société, nous on pense qu’au pain. »

Jacques (37 ans, vendeur au marché), Constance (50 ans) et Youssef (45 ans).
On est des pions, ils décident de tout là-haut, pour les riches, c’est tout, c’est comme ça, faut subir. Les gros sont forts, ils anticipent, ils vendent bien leur truc, on a du mal à réagir. On a peur, on est découragé à force de ne pas se faire entendre. Le vote ça sert à rien, de toute façon ils sortent tous des mêmes écoles. « Faudrait que plus personne vote, arrêter de participer à leur système ». Les manifs : guère mieux. « Il faut changer la routine, donner un coup de pied dans la fourmilière pour que les gens réagissent. Et envoyer des messages positifs, pour redonner espoir. »

Clémence, 20 ans
Faut pas dire qu’on nous impose tout, on a de la chance en France. C’est à nous de nous bouger si on n’est pas d’accord, arrêter de se plaindre, alors qu’on fait rien soi-même pour changer le système. Faut oser exprimer son opinion, même si ça ne plaît pas à tout le monde. « En tout cas, les assos, les syndicats, politiques etc., ils font leur boulot, je trouve. »

Léo, 30 ans
Je suis intérimaire, je me tiens assez loin de tout. Il faut qu’on se regarde nous-mêmes ; en fait, on ne remet pas en question le fonctionnement global de la société, ni de ceux qui la dirigent. C’est vrai qu’il est difficile de concilier les idées et les envies de tout le monde, on n’a plus de vision d’ensemble, c’est facile de jeter la pierre.

Karim, 40 ans
L’individu a changé, il est devenu égoïste. Du temps de Georges Marchais, il y avait une vie sociale, les ouvriers étaient regroupés, les syndicats actifs. L’injustice, c’est pas qu’en France, c’est un système mondial, il faudrait une révolution, c’est pas avec la parole qu’on va inverser les choses. Les manifestations, ça a peu d’efficacité, on peut être divisé sur les détails, mais il faut revenir à l’essentiel.

Conclusion
Les verrous qui ressortent, ce sont d’abord la force, la détermination et l’organisation de l’adversaire ; mais il y a aussi, dans la population, l’individualisme, la peur, l’instabilité et l’éclatement des cadres statutaires, les insuffisances de l’éducation, la servitude volontaire, le syndrome de la défaite.
Les verrous ne se situent pas seulement dans le « peuple », on en déplore aussi chez les « militants » organisés :
– la faible surface de contact avec de nombreuses catégories de la population ;
– le repli sur des combats défensifs ;
– l’absence d’un projet de société lisible et entraînant ;
– la difficulté à articuler luttes sociales et luttes écologiques ;
– les divisions contre nature entre les organisations syndicales entre elles, politiques entre elles, et plus généralement entre toutes les organisations militantes.
Les clés se lisent certes en miroir de ce qui précède. On insiste aussi sur la nécessité de partir du concret, notamment dans les milieux populaires, de sortir des routines et des actions traditionnelles, de faire preuve d’imagination, de créativité, de radicalité.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018