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Michel Vovelle, un historien soucieux d’appréhender totalement les sociétés passées, de leurs infrastructures économiques et sociales jusqu’à leurs superstructures culturelles et mentales, un camarade, un maître comme nous l’écrivions dans le précédent numéro de Cause commune.

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Septembre 2007, Lyon : lancé pour la première fois sur les traces du passé révolutionnaire, j’arpente les rayonnages de la bibliothèque municipale, comme d’autres vont au-devant de leur avenir. Ces étagères qui débordent de livres, c’est mon entrée en Révolution. Naguère, d’aucuns s’y engagèrent corps et âme, dans le tumulte et le fracas d’une Bastille à prendre, d’un Ancien Régime à renverser. J’y suis entré par le savoir, les pages tournées et l’odeur des couvertures plastifiées. Une entrée grave et silencieuse, donc, comme il se doit pour l’étudiant qui s’apprête à franchir, fébrile, le pas de la recherche et de ses exigences critiques. Mais une entrée quand même. Et l’on n’oublie pas ce genre d’instant, pas plus que le tout premier ouvrage que l’on emprunte, alors, pour faire retour sur 1789 et tout ce qui devait s’ensuivre. Il s’intitulait La Mentalité révolutionnaire. Son auteur était Michel Vovelle.
Sans doute y avait-il, dans ce choix, sinon la part d’un insondable hasard, du moins quelque légèreté, l’hypothèse, eu égard à son titre, que ce volume m’en apprendrait davantage sur mon objet d’étude que les autres livres exposés aux lecteurs – à cet égard, il remplit sa fonction, et bien davantage encore. C’était, quoi qu’il en soit, entrer dans le grand bain de la recherche sous les meilleurs auspices. Car, d’évidence, la rencontre avec l’œuvre de Michel Vovelle aurait eu lieu, que ce soit ce jour-là ou peu de temps après, par la porte des mentalités révolutionnaires (trop méconnue) ou par une autre, tant, aujourd’hui encore, nul ne peut vraiment s’intéresser au XVIIIe siècle, aux lents basculements de ses équilibres et aux grands vents de la Révolution française en ignorant les travaux majeurs de ce maître, géant véritable des études révolutionnaires.

Une histoire « de la cave au grenier »
Le géant, au petit corps et à la voix fragile, originaire d’Eure-et-Loir, fils d’instituteurs, s’en est allé le 6 octobre 2018, dans sa Provence, à l’autre bout du pays et d’une vie entamée en ces terribles mois de 1933. Dans les années 1950, au sortir d’une guerre sans merci, le jeune homme avait fait ses premiers pas d’historien en suivant le cursus honorum de l’Université républicaine : reçu à l’École normale supérieure de Saint-Cloud en 1953, il obtint l’agrégation d’histoire trois ans plus tard, en 1956. Entre-temps, il s’était initié à la recherche, dans le cadre d’une étude des structures sociales à Chartres à la fin de l’Ancien Régime, sous la direction du grand maître de l’histoire économique et sociale de ce temps, Ernest Labrousse. Cet apprentissage du métier au contact de la rigoureuse école labroussienne devait durablement in­fluencer sa pratique histo­rienne, de même que son marxisme (jamais repenti) et sa fidélité à ce qu’il nommait « l’héritage jaurésien élargi ». L’œuvre qu’il laisse derrière lui est en effet celle d’un historien ayant non seulement le goût de l’archive mais aussi celui des classes populaires, de ceux qu’il nommait si joliment les minores. Elle est celle, également, d’un historien soucieux d’appréhender totalement les sociétés passées, de leurs infrastructures économiques et sociales jusqu’à leurs superstructures culturelles et mentales. Cette histoire « de la cave au grenier », comme il la définira lui-même en 1980 d’une formule passée à la postérité, était inséparablement une histoire qui « pesait, comptait et mesurait » chacun de ses objets d’étude, avant même de les illustrer par quelques études de cas, afin de garantir la validité de ses conclusions. De là la force intacte de ses ouvrages et articles si nombreux.
C’est par la mise en œuvre de cette méthode, et de ce regard sur le monde, pour partie héritée, que Michel Vovelle contribua, à l’orée des années 1970, à bouleverser l’histoire du XVIIIe siècle et de la Révolution. Car, mû par une curiosité et une inventivité insatiables, cet historien du social (« comme si toute histoire n’était pas sociale ! » se plaisait-il à rappeler, en citant Labrousse) fut de ceux qui inventèrent sans cesse de nouveaux champs de recherche, de nouvelles fenêtres depuis lesquelles observer le passé et, dans le même temps, de nouvelles sources pour les aborder. Avec quelques autres pionniers de son temps (Georges Duby ou Maurice Agulhon, pour s’en tenir à ceux des historiens majeurs qui commencèrent, comme lui, leur carrière d’enseignant-chercheur à l’université d’Aix-en-Provence), il fut en particulier le fer de lance d’une histoire nouvelle, qu’il concevait comme la « fine pointe de l’histoire sociale » : celle dite des mentalités. Et quel foisonnement d’objets d’étude nouveaux, alors, lui devons-nous ! Pêle-mêle : mentalités religieuses, mentalités révolutionnaires, politisation républicaine des humbles, « intermédiaires culturels », éducation populaire au siècle des Lumières, fêtes de l’Ancien Régime, de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration… Et quel foisonnement de sources nouvelles, aussi, pour les étudier ! Chants (pensons à sa magistrale étude de La Marseillaise), symboles révolutionnaires (bonnet phrygien, cocardes, trois couleurs, devise, etc.), images (songeons aux cinq volumes de sa Révolution française, images et récit, Messidor, 1984-1989), en sus de toutes les archives manuscrites et imprimées qu’il ne cessa jamais de mobiliser.

La question de la mort
Explorateur-inventeur de l’histoire des mentalités, Michel Vovelle l’était d’abord devenu par la question de la mort, non plus abordée sur le terrain de la démographie, comme autrefois, mais par celui, jamais arpenté ou si peu, des rapports des vivants au trépas – un thème dont il offrira une monumentale synthèse, en 1983, dans La Mort et l’Occident, de 1300 à nos jours (Gallimard, 1983). Sujet nouveau, nouvelles sources et nouvelle démar­che. Car Michel Vovelle était persuadé qu’il fallait appliquer aux affaires des âmes les mêmes procédés qu’aux questions économiques et sociales, qu’il fallait donc compter, peser et mesurer ici aussi pour cerner les évolutions sourdes et lentes du regard porté par les hommes sur le monde et son au-delà. Il compta donc, autour de la mort, soucieux d’appuyer ses conclusions sur des échantillons représentatifs. La Vision de la mort et de l’au-delà en Provence (Armand Colin, 1970), écrit avec sa première épouse, Gabrielle, décédée un an avant la parution de l’ouvrage, repose ainsi sur le recensement et l’étude des autels des âmes du purgatoire en Provence – dans cet ouvrage, la nouveauté relève alors tout autant de l’usage systématique de l’image pour traiter d’un sujet historique. L’année suivante, en 1971, dans sa thèse, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle (Seuil, 1973), son travail se fonde cette fois sur les testaments, près de vingt mille, dont Michel Vovelle compta patiemment les clauses. Travail fastidieux, certes, mais travail rien moins que vain, en ce qu’il permit de mettre au jour une laïcisation progressive des formules testamentaires au cours du XVIIIe siècle. Si celle-ci ne fut pas linéaire, d’abord, cette dynamique s’accéléra néanmoins, sans plus de retour en arrière, à partir des années 1760. Les conclusions qu’il était permis d’en tirer étaient alors multiples, et majeures : non seulement ces testaments indiquent que la mort perdit progressivement de son contenu religieux, au XVIIIe siècle, mais ils suggèrent également qu’une forme de « déchristianisation » au long cours fut à l’œuvre dès avant la spectaculaire flambée déchristianisatrice de la Révolution française.

La politisation républicaine au temps de la Révolution
Cette thèse, qui connut immédiatement un grand retentissement et suscita le débat (autour de la notion de déchristianisation, que nul n’avait vu si précoce), révélait une finesse d’analyse dont l’auteur ne se départira jamais. Compter, peser, mesurer, oui, mais à condition de prendre en compte les nuances des chiffres, par catégories sociales, par espaces régionaux ou infra-régionaux, par types de territoire (villageois ou urbain). Dans les années 1980, il élargira cette démarche en la mettant cette fois au service du rapport de la Révolution à l’Église (1793. La Révolution contre l’Église. De la Raison à l’Être suprême, Complexe, 1988), à l’aide notamment des pétitions adressées à l’Assemblée nationale par de simples citoyens. À l’orée de sa retraite académique, c’est cette démarche, encore, qu’il déploiera dans La Découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française (La Découverte, 1993). Dans cet ouvrage, la force et la rigueur intactes d’une méthode déjà éprouvée se trouvent mises au service d’une approche une nouvelle fois inédite : pour comprendre comment les Français ont découvert la politique entre 1789 et 1799, la démonstration repose sur le recoupement de plus de trois cents cartes qui, toutes, projettent dans l’espace national la comptabilisation de différentes pratiques révolutionnaires, saisies au plus près des acteurs de ce temps (plantation d’arbres de la liberté, élections, abjuration de prêtres, troubles de subsistances, fêtes, implantations de clubs jacobins, pratiques pétitionnaires…). C’est ainsi que Michel Vovelle réussit à rendre compte des infinies nuances de la politisation républicaine au temps de la Révolution, distinguant « espaces conquis » par les temps nouveaux et « espaces rebelles » au changement, France de « gauche » et France de « droite », France de l’ordre, France conformiste, France du refus antirévolutionnaire ou du soulèvement contre-révolutionnaire. La conclusion n’est pas mince, qui conforte la certitude éprouvée par l’auteur que la Révolution avait encore beaucoup à nous apprendre sur notre temps : bien des tempéraments politiques contemporains, bien des éléments de la géopolitique actuelle de la France ont des racines qui remontent à l’événement structurant que fut la Révolution française.

« Il fut en particulier le fer de lance d’une histoire nouvelle, qu’il concevait comme la “fine pointe de l’histoire sociale” : celle dite des mentalités. »

Au-delà de ces travaux de recherche majeurs, dont nous ne pouvons hélas dresser ici l’inventaire et l’analyse exhaustifs, combien de générations d’étudiants se sont fait la main sur ses manuels universitaires ? Combien de citoyens curieux ont détourné l’usage premier de La Révolution expliquée à ma petite fille (Seuil, 2006) pour comprendre d’un peu plus près les événements de la fin du XVIIIe siècle ? Combien d’associations firent appel à lui pour présider les colloques qu’elles organisaient au moment du bicentenaire puis pour préfacer leurs actes, publiés peu de mois après ? Combien de bibliothèques et d’universités, françaises ou étrangères, l’invitèrent à présenter ses ouvrages successifs, jusqu’aux deux derniers, parus l’an passé ? Combien, enfin, et c’est sans doute l’essentiel, ont appris avec bonheur, en tournant les pages écrites de sa plume toujours vive, élégante, simple et malicieuse ?

La direction de la mission scientifique du Bicentenaire
C’est à lui, historien qui considérait que la Révolution et son histoire étaient des combats à poursuivre (Combats pour la Révolution, La Découverte, 1993), à lui, historien qui pratiquait une « histoire qui ne tolère pas la tiédeur », une histoire attentive, aussi, aux liens noués entre le passé étudié et le présent de l’écriture (1789, l’héritage et la mémoire, Privat, 1989, 2008), à lui, citoyen et militant communiste qui voulait poursuivre plus loin le combat légué par la Révolution pour la liberté, l’égalité et la fraternité des hommes, à lui, devenu professeur en Sorbonne, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, directeur des Annales historiques de la Révolution française et président de la Société des études robespierristes, que le gouvernement confia, dès 1983, la direction de la mission scientifique du bicentenaire. Il s’acquitta de cette tâche avec une abnégation sans faille, dont témoignent ses innombrables déplacements, en France et à l’étranger, durant la décennie 1980. Il s’acquitta de cette tâche, aussi, en croisant le fer avec l’école révisionniste qui, sous la houlette de François Furet et de Mona Ozouf, présentait à l’envi la Révolution comme la matrice de tous les totalitarismes et, partant, de tous les crimes de masse du XXe siècle. Michel Vovelle, qui ne possédait peut-être pas l’art de la mise en scène de soi ni les réseaux de ses adversaires, leur répondit en historien, avec une passion des sources qui n’était pas également partagée par ses détracteurs, et ce souci de la rigueur historique qui refuse l’anachronisme et la téléologie dans la compréhension du passé : mieux valait connaître l’Ancien Régime, se confronter de près aux archives du XVIIIe siècle et s’intéresser à l’ensemble du corps social pour comprendre la Révolution, estimait-il, plutôt que de la penser en s’appuyant sur les philosophes et historiens du XIXe siècle, qu’ils soient libéraux (Tocqueville) ou contre-révolutionnaires (Cochin), pour régler en passant quel­ques comptes avec l’idéal et l’engagement communistes.

« Il fut de ceux qui inventèrent sans cesse de nouveaux champs de recherche, de nouvelles fenêtres depuis lesquelles observer le passé et, dans le même temps, de nouvelles sources pour les aborder. »

Devenu « chef d’école », prenant la suite de Mathiez, Lefebvre et Soboul à la tête de ce que l’on nomma le courant « marxiste » ou « jacobin » d’interprétation de la Révolution française, c’est bien lui, Michel Vovelle, qui sortit alors vainqueur de cette âpre bataille du bicentenaire, face à une école libérale dont l’écho et le legs se sont vite épuisés, sinon dans la sphère médiatique, du moins dans la réalité des études révolutionnaires. Initiant les chantiers de recherche de demain, Michel Vovelle attira en effet à lui de nombreux étudiants et doctorants, venus de France, de Navarre et de bien au-delà pour grandir à l’ombre protectrice de son savoir, de sa rigueur et de sa méthode. Devenus, depuis, maîtres de conférences et professeurs d’université, ici et ailleurs, ce sont eux qui dirigent à présent, pour une grande part, les mémoires de master et les thèses de doctorat sur les événements sans pareil de la fin du XVIIIe siècle, initiant ainsi au passé révolutionnaire les élèves des élèves de Michel Vovelle. À tous ceux-ci et à bien d’autres, le maître disparu manquera encore longtemps.

Côme Simien est docteur en histoire moderne de l'université de Clermont-Ferrand.

Cause commune n°9 • janvier/février 2019