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Villonelle

Dis-moi quelle fut la chanson
Que chantaient les belles sirènes
Pour faire pencher des trirèmes
Les Grecs qui lâchaient l’aviron

Achille qui prit Troie, dit-on,
Dans un cheval bourré de son
Achille fut grand capitaine
Or, il fut pris par des chansons
Que chantaient des vierges hellènes
Dis-moi, Vénus, je t’en supplie
Ce qu’était cette mélodie.

Un prisonnier dans sa prison
En fit une en Tripolitaine
Et si belle que sans rançon
On le rendit à sa marraine
Qui pleurait contre la cloison.

Nausicaa à la fontaine
Pénélope en tissant la laine
Zeuxis peignant sur les maisons
Ont chanté la faridondaine !…
Et les chansons des échansons ?

Échos d’échos des longues plaines
Et les chansons des émigrants !
Où sont les refrains d’autres temps
Que l’on a chantés tant et tant ?
Où sont les filles aux belles dents
Qui l’amour par les chants retiennent ?
Et mes chansons ? qu’il m’en souvienne !

Max Jacob, Le Laboratoire central, 1921.


J’étais invité, au mois d’août dernier, lors de l’université d’été du Parti communiste, à introduire l’œuvre du grand poète médiéval François Villon. Évoquant l’incroyable héritage littéraire laissé par Le Lais et Le Testament, je m’étais attardé particulièrement sur notre camarade Tristan Tzara, fouillant le cœur caché des mots du poète pour y débusquer par anagrammes son secret, et sur l’analyse structuraliste proposée par Michel Butor. J’aurais pu évoquer Max Jacob et sa « Villonelle ».
Ce grand ami de Picasso et d’Apollinaire, que ce dernier a portraituré sous les traits de l’astrologue Max Jacobus présidant aux destinées de Don Juan, est né en 1876. Peintre et poète, petit homme fantasque, homosexuel voluptueux, franc buveur, passionné d’astrologie, juif converti au catholicisme, ascète (sous le nom de « l’homme pauvre », il professera la vie austère et pure au jeune Anicet, dans le roman d’Aragon), il finira sa vie au camp de Drancy, en 1944, dans les geôles nazies. Il fut, au cœur de l’avant-garde montmartroise du début du siècle dernier, l’un des représentants de cet art et de cette poésie modernes qui émergeait alors sous la bannière du cubisme.
Le modèle de cette « Villonelle » est bien sûr à chercher chez Villon, dans la célèbre ballade dite « des dames du temps jadis ». Max Jacob en donne ici une version renouvelée qui en fait dévier le sens. Il s’empare de la forme de la ballade et la retricote à sa façon. Là où chez Villon nous avons vingt-huit vers (trois huitains et un quatrain d’envoi), Jacob adopte une disposition moins régulière avec un quatrain, deux quintils et deux strophes de sept vers. De même, on retrouve bien le système à trois rimes de la ballade de Villon, mais le poète se donne là encore une latitude toute moderne. Ce sont bien les mêmes rimes (aine, an, i), mais Max Jacob en use avec une souplesse qui n’est permise que depuis Apollinaire : la rime en -an est remplacée par une nasale proche, -on. La disposition des rimes, elle aussi, ne semble pas suivre de forme plus régulière, puisque le poète enchaîne un quatrain assez classique de rimes croisées, avec des rimes suivies, ou un quintil de forme très apollinarienne (« Un prisonnier dans sa prison »).
Cette nonchalance est la marque d’un déplacement du sens du poème par rapport à son modèle. Là où Villon égrenait une déploration du temps qui passe et de la mort égalitaire et vorace au moyen du motif obsédant de l’Ubi sunt (« Où sont… ?), Max Jacob donne à son poème une légèreté, un rythme sautillant fait d’exclamations et de points de suspension auquel prête la main le surgissement presque fortuit des rimes. La ballade est ici mâtinée par l’esprit d’une « villanelle », ce genre poétique traditionnel, pastoral, souvent accompagné de danses et de mélodies. Le poète les « fusionne » (au sens où l’on dit d’un genre musical : Jazz fusion…) par un jeu de mots : Villon/villanelle. Cette fusion se lit dans le caractère enfantin du poème. Max Jacob ne regrette pas les belles cruelles et perfides emportées par le temps qui passe, vengeur ; mais il voudrait retrouver le temps fabuleux des chansons, retourner aux comptines, à la simplicité enfantine du langage. C’est pourtant précisément ce qu’il fait dans ce poème. La ballade, en fusionnant avec la villanelle, reçoit comme une cure de jouvence. Le poème accomplit le vœu du poète. La preuve en est qu’à la fin du poème, lui aussi retourne à sa source. La rime A, assonancée depuis le début du poème en -on, retrouve la rime originale de Villon en -an, martelée en quatre rimes suivies éclatantes (« Et les chansons des émigrants ! » etc.) En voilà une, de faridondaine !

Victor Blanc

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018