Un personnage charismatique traverse le premier demi-siècle du Parti communiste : Maurice Thorez (1900-1964). Mythes et réalités.
Entretien avec Stéphane Sirot
Maurice Thorez et la mine, est-ce un mythe ?
Dans Fils du peuple, c’est mis en exergue. C’est un aspect central de la construction du personnage. Il est indiscutable que Thorez est issu du cœur même du pays minier : à Noyelles-Godault ou Hénin-Liétard, on a la culture de la mine. Il y a quelques décennies a éclaté une polémique : ses adversaires ont prétendu qu’il n’était jamais descendu au fond. Depuis lors, des recherches historiques précises ont été faites : il y est descendu environ un an, ce n’est plus remis en question. Mais le plus important n’est pas là. Fils du peuple s’ouvre par la catastrophe de Courrières en 1906 (Thorez a six ans), suivie de l’un des plus grands mouvements sociaux du XXe siècle. L’enfant participe de fait à ce mouvement qui affronte l’ordre dominant. Ce passage est certainement un peu reconstitué à l’âge adulte, mais pas plus qu’Arago contant, dans Histoire de ma jeunesse, son face-à-face avec les troupes espagnoles, armé d’une lance à l’âge de sept ans. La référence à sa famille dans ce cadre, c’est un vécu indéniable. Il a senti dès le plus jeune âge cette imprégnation, donc aussi cet écosystème syndicat-parti très particulier du bassin minier.
« Il n’est pas opportuniste : lorsqu’il se fond dans une ligne politique donnée, il sait garder un certain recul sur lui-même ; il n’est pas d’un bloc, contrairement à ce que prétendent beaucoup d’historiens ou ses contempteurs. »
Thorez a été syndicaliste CGTU dans le Pas-de-Calais ; il est marqué par cette démarche très pragmatique, qui recherche des résultats concrets, une amélioration immédiate des conditions de travail. Cette tradition des mineurs est très différente d’une autre tradition française plus révolutionnaire, plus directement politique. Et on ressent cela dans certaines de ses interventions lors des débats de congrès du parti.
De même, à la Libération, quand il va voir les mineurs pour la bataille de la production. Il tient, à Waziers et ailleurs, des discours très durs à entendre, quand il demande aux mineurs des efforts pour le redressement du pays. S’il sait comment s’adresser à ces travailleurs, s’il est bien reçu (ce qui n’a pas toujours été le cas pour d’autres syndicalistes à cette époque), ce n’est pas seulement parce qu’il est un personnage charismatique, c’est aussi par sa culture du bassin minier.
Dans les histoires officielles du PCF des années 1960, on charge à fond le « groupe Barbé-Celor » vers 1930 et on présente Thorez comme le sauveur qui sort le parti de l’ornière, en disant « Pas de mannequins », « Que les bouches s’ouvrent », etc. La réalité est-elle si simple ?
Je ne serais pas très affirmatif sur ce point. Dans les années 1930, c’est l’Internationale qui dirige le PCF, plus que Thorez, mais celui-ci sait s’inscrire dans une conjoncture. Une certaine ambivalence traverse toute sa biographie, car il a des opinions personnelles. Il n’est pas opportuniste : lorsqu’il se fond dans une ligne politique donnée, il sait garder un certain recul sur lui-même ; il n’est pas d’un bloc, contrairement à ce que prétendent beaucoup d’historiens ou ses contempteurs. Mais on voit bien qu’il y a des moments où il est plus à l’aise, et c’est le cas dans ces démarches d’ouverture, d’unité, contre le sectarisme des années 1920 et du début des années 1930, comme ce sera le cas à l’époque du Front populaire et de la Libération.
Thorez, c’est la main tendue aux musulmans en Algérie en 1934 et aux catholiques en France en avril 1936. Ces deux moments sont-ils liés ?
Je ne sais pas s’ils sont directement liés. Mais dans les deux cas, il s’adresse aux travailleurs. La CGTU, le mouvement syndical de culture communiste sont présents auprès des travailleurs musulmans dans l’entre-deux-guerres, en France même. On se souvient de la grève des Algériens laveurs de voiture à Paris : ils s’expriment en arabe, il y a des traducteurs. Plus généralement, des dirigeants de premier plan de la CGTU sont aux côtés de ces travailleurs, parce qu’ils sont exploités, même plus que les autres. Ces ouvriers sont également soutenus par les premières organisations nationalistes algériennes, c’est naturel. Donc la question de la religion, surtout musulmane, n’est pas un problème. Ce n’est pas surprenant que Thorez échappe à l’écueil anticlérical, quel qu’il soit, c’est encore un domaine où il sera toujours bien dans sa peau.
Et l’interview au Times en novembre 1946 sur les voies diverses de passage au socialisme ?
Elle répond aussi à une conjoncture. On n’est pas en 1947-1950, la possibilité d’une voie originale vers le socialisme sans s’aligner sur le modèle soviétique est assez admise à l’époque. Comme je l’ai évoqué plus haut, l’union du drapeau tricolore et du drapeau rouge lui va très bien. L’idée d’un Thorez aligné sur Moscou est inexacte. C’est vrai qu’il s’est totalement aligné à certains moments : quand on lui a donné l’ordre de déserter et de rejoindre Moscou en 1940, ou pendant la guerre froide ; mais alors il est en difficulté, même s’il obéit sans vraiment broncher. En revanche, Thorez comprend les traditions historiques spécifiques du mouvement ouvrier français ; il sait qu’il reste des traces d’une culture ouvrière autonome : l’idée que les syndicats pourraient s’emparer du pouvoir ou, tout du moins, qu’ils ont un rôle éminent à jouer. Donc, là encore, il est en phase avec les ouvertures du lendemain de la guerre.
« Quant au suivisme vis-à-vis de Staline, il est certainement lié aussi à sa trajectoire, son ascension politique se fait dès le début dans le cadre de l’Internationale et précisément à l’époque où celle-ci est dominée par Staline. »
Est-ce que Jacques Duclos et Maurice Thorez étaient sur la même longueur d’onde ?
Curieusement, dans mes recherches sur Thorez, j’ai peu croisé Duclos, c’est un angle mort étrange. Je me suis souvent demandé qui pouvait parler d’égal à égal avec Thorez. Réponse : Benoît Frachon. Ça m’a beaucoup frappé, je parle surtout des quinze années d’après-guerre. Frachon est le seul qui exprime même sans ambages des avis différents. On dit souvent que le syndicat était la courroie de transmission du parti, mais cette affirmation est biaisée. Frachon dirige la CGT, une organisation de masse très puissante, il peut donc se permettre de parler haut, presque en concurrence, et la courroie peut circuler dans l’autre sens. De même, au moment de la déstalinisation, alors que Thorez n’est pas très chaud, Frachon est bien plus dans la foulée du XXe congrès du PCUS.
Effectivement, Thorez s’est opposé (au moins en grande partie) à la déstalinisation, il a nié le rapport de Khrouchtchev de 1956 qu’il avait pourtant eu entre les mains. Il était évident que ça se saurait et que ce mensonge retomberait sur le parti. Comment expliquer une telle attitude qui aujourd’hui serait incompréhensible ?
Il y a les crimes, mais il y a aussi le culte de la personnalité. C’est un système qui se décline à toutes les échelles : celle de Staline, mais aussi celle de Thorez (il en a bénéficié). C’est même plus général : dans les congrès syndicaux des mineurs après-guerre par exemple, les différents responsables reçoivent des cadeaux proportionnés à leur niveau de responsabilité. Cette autocritique n’est pas facile à admettre. Quant au suivisme vis-à-vis de Staline, il est certainement lié aussi à sa trajectoire, son ascension politique se fait dès le début dans le cadre de l’Internationale et précisément à l’époque où celle-ci est dominée par Staline (malgré les efforts de Georgi Dimitrov, qui dirige l’Internationale communiste). Il est aussi possible que l’influence de Jeannette Vermeersch, sa femme, ait joué un rôle : elle s’est opposée à la déstalinisation jusqu’à son dernier souffle en 2001, soit trente-sept ans après la mort de Thorez.
Cela dit, on peut s’interroger sur ses convictions profondes. Quand Thorez est en convalescence en URSS, au début des années 1950, après son AVC, il commence un journal intime (d’ailleurs de la main gauche, en partie pour sa rééducation) et le continue jusqu’à sa mort. Les dernières lignes, à quelques jours de son décès, donnent une citation de Balzac, qui est une critique du culte de la personnalité.
Quel rôle Thorez a-t-il joué dans les débuts de l’appel à l’union de la gauche, à partir de 1962 ?
Je pense que c’est alors une aspiration collective et que le rôle de Thorez n’est pas déterminant. D’ailleurs, son influence a quelque peu décliné à la fin de sa vie, où il est physiquement affaibli. Mais, comme je disais, il est généralement plutôt à l’aise dans ce type de démarche unitaire.
Stéphane Sirot est historien. Il est docteur en histoire contemporaine de l’université Paris-VII.
17 juillet 1930 : le comité central et le « groupe Barbé-Celor »
Dans un contexte marqué par la dispersion des membres du comité central poursuivis ou emprisonnés, sous la pression de l’Internationale communiste engagée dans la période « classe contre classe » et demeurée méfiante à l’égard d’un parti issu de la social-démocratie, Henri Barbé et Pierre Celor prennent la direction du PCF fin 1929. Dès avant 1934, la ligne, très dure, est infléchie, notamment avec de fameux articles de Maurice Thorez : « Pas de mannequins ! », « Que les bouches s’ouvrent ! » en août-septembre 1931.
Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020