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Au cours du XXe siècle en France, des psychologues et des philosophes ont essayé de faire marcher ensemble la psychologie et la pensée de Marx, selon deux directions complémentaires : adopter un modèle marxiste (dialectique et matérialiste) pour la compréhension de la psychologie et de sa méthode ; faire de la psychologie et de la formation des personnalités individuelles un objet d’étude de première importance pour le marxisme.

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Une relation complexe
Rapprocher la psychologie de la pensée marxiste ne va pas de soi. Si la psychologie est l’étude de la personnalité individuelle et de ses formations psychiques, le marxisme est une philosophie de l’histoire et une analyse économique des rapports de production inhérents à une certaine formation sociale. De même, la psychologie cherche à comprendre la particularité des caractères, les déterminants qui pèsent sur les conduites individuelles, la genèse des subjectivités, quand le marxisme raisonne à partir des classes sociales et de leurs dynamiques et qu’il semble ramener les comportements individuels à la position occupée dans la division sociale du travail et donc dans le processus de valorisation du capital. Enfin, alors que la psychologie affirme son indépendance théorique vis-à-vis des autres disciplines en posant un domaine d’objets réservé et une méthodologie propre, le marxisme semble bien partir du primat du matérialisme historique et de l’analyse des structures économiques et considère dès lors que les théories niant ce primat ont une fonction idéologique (souvent inaperçue) de défense des intérêts de l’ordre bourgeois. L’histoire du marxisme français au XXe siècle est, à cet égard, marquée par l’opposition forte entre les tenants d’un « humanisme marxiste » qui retrouvent dans le Marx des Manuscrits de 44 une philosophie de l’homme, de sa liberté et de son essence, et les tenants de « l’antihumanisme théorique » qui, dans le sillage de Louis Althusser, identifient chez Marx une « coupure épistémologique » après laquelle la référence à l’homme ou à l’aliénation disparaît pour laisser la place à une analyse économique des rapports de production – analyse pour laquelle l’échelle individuelle n’est plus pertinente pour comprendre ce qui se joue.

Une fécondité inespérée
Et pourtant, malgré ces nombreux obstacles, il a existé au cours du XXe siècle en France des psychologues et des philosophes qui ont essayé de faire marcher ensemble la psychologie et la pensée de Marx, selon deux directions complémentaires : adopter un modèle marxiste (dialectique et matérialiste) pour la compréhension de la psychologie et de sa méthode ; faire de la psychologie et de la formation des personnalités individuelles un objet d’étude de première importance pour le marxisme.

« L’émotion est l’occasion pour Wallon de donner à voir les intrications fondamentales entre les structures organiques de l’individu et les ensembles sociaux dans lesquels il évolue. »

Dans la première moitié du XXe siècle, ces penseurs ont d’ailleurs été aidés par la situation institutionnelle de la psychologie qui n’est pas encore strictement séparée de la philosophie, cette séparation n’intervenant que progressivement après la Seconde Guerre mondiale. Henri Wallon, Ignace Meyerson ou encore Georges Politzer et, plus tard, Lucien Sève ou Philippe Malrieu, voilà autant de penseurs, philosophes et psychologues, qui ont essayé, à des degrés variés et avec des perspectives différentes, de penser une articulation possible entre théorie psychologique et pensée marxiste.
Henri Wallon (1879-1962), grand psychologue de l’enfant et « rival » de Jean Piaget, est sans doute celui qui, en France, incarne de la manière la plus affirmée cette tentative. Wallon qualifie lui-même sa théorie de « psychologie génétique », puisqu’il étudie la genèse de la personnalité individuelle chez le petit humain, de la naissance à l’adolescence. Cette approche génétique le rend particulièrement sensible aux différents processus de formation des fonctions psychologiques et l’amène à concevoir un modèle dialectique pour la psychologie : « La psychologie est postée au confluent des actions réciproques qui s’exercent entre l’organique et le social, entre le physique et le mental, par l’intermédiaire de l’individu. Cette conception activiste de la réalité est celle qui a reçu le nom de dialectique » (La Vie mentale, 1938). Deux points importants de sa psychologie donnent à voir la manière dont psychologie et marxisme s’articulent dans sa compréhension de la formation du psychisme : l’« impéritie » du nouveau-né et la théorie des émotions.

La notion d’impéritie
La situation d’impéritie caractérise la manière d’être au monde du nouveau-né, puisqu’il est placé dans une situation d’extrême dépendance vis-à-vis de son milieu, de son entourage immédiat. La totalité de ses activités physiques et de ses expressions corporelles est donc tournée vers l’extérieur et vers les personnes dont il doit obtenir l’assistance pour se nourrir, pour déplacer son corps ou pour être soigné et réconforté. Ce premier état par lequel débute toute existence humaine doit avoir, selon Wallon, une importance décisive pour la compréhension du développement psychologique. Il ne suffit plus de parler d’influence du milieu ou des structures sociales sur l’individu au sens d’un ordre extérieur qui viendrait agir sur la trajectoire individuelle, il faut au contraire penser l’interaction du milieu et de la personnalité, avant même que les premiers éléments de cette personnalité soient formés. C’est ce qui fera dire à Wallon que l’humain est un être « génétiquement social » : son existence s’ouvre avec le milieu ambiant et sa participation à ce milieu avant de progressivement s’en détacher. Mais dans la mesure même où ce « détachement » se fait toujours par rapport à ce milieu et dans les relations multiples et complexes qui ont été tissées avec lui, alors le « social » est toujours présent dans l’individuel, sur un autre mode. C’est à partir de cette théorie de l’impéritie que Wallon s’opposera en psychologie à Piaget et en philosophie à Bergson. L’enfant n’est pas une entité fermée sur elle-même, d’abord incapable d’entrer en contact avec le monde extérieur et qui parviendrait à la connaissance objective en laissant progressivement entrer, dans sa subjectivité radicale, le monde extérieur et ses objets. De même, la conscience personnelle et l’intériorité sont des constructions tardives et fragiles et pas du tout des « données immédiates ». Il faut donc, en psychologie, redéfinir l’individualité psychique et les milieux avec lesquels elle entre en symbiose. Pour Wallon, c’est la théorie de Marx qui donne la meilleure assise philosophique à cette révolution psychologique.

« La situation d’impéritie caractérise la manière d’être au monde du nouveau-né, puisqu’il est placé dans une situation d’extrême dépendance vis-à-vis de son milieu, de son entourage immédiat. »

Une théorie des émotions
On retrouve également cette dynamique à l’œuvre chez Wallon avec sa théorie de l’émotion que nous contenterons ici d’esquisser. À propos des émotions et de leur rôle, Wallon écrit : « Par elles, l’individu appartient à son milieu avant de s’appartenir à lui-même. Sur le plan psychologique, c’est une sorte de communisme primitif. Et c’est là sans doute la première phase par où passe la conscience de l’enfant » (« L’étude psychologique et sociologique de l’enfant », 1947). Comme pour l’impéritie, l’émotion est l’occasion pour Wallon de donner à voir les intrications fondamentales entre les structures organiques de l’individu et les ensembles sociaux dans lesquels il évolue (l’émotion prend son sens en étant perçue par d’autres humains). Si elle exprime d’abord le ressenti de son propre corps par le petit humain, elle a en fait une fonction expressive : la contagiosité extrême de l’émotion d’un individu à l’autre assure une forme de socialité première, prélangagière, qui permet la communication quand les autres voies font encore défaut. Mais précisément, toutes ces caractéristiques de l’émotion la rendent problématique dans un stade ultérieur du développement psychique : elle devient au contraire ce qui entrave la rationalité et la communication langagière. Comprendre comment la nature apparemment contradictoire de l’émotion s’explique par son rôle dans le développement global du psychisme, c’est donc nécessairement en donner une explication dynamique et dialectique que Wallon, à nouveau, place sous l’égide de Marx.
Ces deux éléments de la psychologie wallonienne montrent que l’hybridation du marxisme et de la psychologie est possible et fructueuse. On l’a dit, Wallon n’est pas le seul à l’avoir tentée. Il y a là non seulement un ensemble de théories originales à (re)découvrir mais aussi une autre histoire des idées à arpenter.

Benoît Lépinat est philosophe. Il est doctorant à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022