Dix ans après la crise financière mondiale de 2008 qui a remis Marx dans l’actualité de la pensée, on peut se demander quel peut être, un siècle et demi plus tard, l’apport de l’auteur du Capital à une réflexion très actuelle sur la finance.
La finance, dans le mouvement du capital, c’est cet argent qui, comme par miracle, semble par lui-même créer encore plus d’argent, rapporter un intérêt, un gain, par ses seules vertus. Marx lui consacre plusieurs développements dans le Capital, il y remarque notamment que, « avec le capital porteur d’intérêt, le rapport capitaliste atteint sa forme la plus extérieure, la plus fétichisée. Nous avons ici A-A’, de l’argent produisant de l’argent, une valeur se mettant en valeur elle-même, sans aucun procès qui serve de médiation aux deux extrêmes ».
Le capital à la fois monnaie et marchandise
Marx démystifie cette illusion. Il montre que le capital ne revêt pas seulement l’habit du dimanche qu’est la monnaie, il porte aussi le bleu de chauffe de la marchandise et, notamment, de cette marchandise très particulière qu’est la force de travail du salarié apte à produire plus de valeur qu’elle ne vaut et sécrète de la plus-value. Le capital est donc à la fois monnaie et marchandise et c’est parce que dans son procès et son accumulation il est les deux que s’opère au final un partage du profit entre les différents capitalistes qui mangent dans l’assiette. Le financier, qui, lui, n’a vu produire ou circuler aucune marchandise, est persuadé d’assister au miracle des petits pains, son argent semble faire des petits tout seul. L’illusion saisit toute la société, note Marx, au point que « le procès de production capitaliste apparaît seulement comme un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l’argent. C’est pourquoi toutes les nations adonnées au mode de production capitaliste sont prises périodiquement du vertige de vouloir faire de l’argent sans l’intermédiaire du procès de production », sans passer par la production de biens et de services.
Un siècle après Marx, avec la déréglementation financière et la désindexation du dollar sur l’or à la fin des années 1960 et au début des années 1970, avec la révolution informationnelle qui a impulsé la mondialisation de la finance tout en lui ouvrant un formidable champ de spéculation et de possibilités de prélèvements sur la richesse réelle, le « vertige » a pris la dimension d’un malaise généralisé, planétaire et récurrent.
« Un siècle après Marx, le “vertige” a pris la dimension d’un malaise généralisé, planétaire et récurrent. »
Marx, à son époque, montre que cette « soif » d’argent conduit à des crises périodiques. Il les explique de la manière suivante : en raison de la concurrence qu’ils se livrent et de leur soif de profit, les capitalistes cherchent à accroître la productivité de leurs entreprises pour réduire les coûts de production de chaque marchandise. Cela les pousse à utiliser de plus en plus de moyens de production matériels (machines, etc.) par rapport au travail salarié employé pour la production. Or les travailleurs sont à l’origine de la plus-value, donc du profit. Cela génère une suraccumulation de capitaux qui a pour conséquence une baisse tendancielle du taux de profit. Il introduit également la notion de dévalorisation des capitaux. Les capitalistes accumulant sans cesse davantage de machines, de moyens de production pour réduire le coût du travail, mais aussi de titres financiers, en viennent à dégager relativement insuffisamment de plus-value. Ils baissent leur taux de profit en voulant sans cesse l’augmenter. Dès lors, pour remonter la rentabilité des capitaux dominants, d’autres capitaux sont dévalorisés.
« Toutes les nations adonnées au mode de production capitaliste sont prises périodiquement du vertige de vouloir faire de l’argent sans l’intermédiaire du procès de production. » Karl Marx
Suraccumulation et dévalorisation des capitaux
Dans la suite de Marx, Paul Boccara a donné toute leur dimension aux concepts de suraccumulation et de dévalorisation des capitaux afin d’expliquer le développement du capitalisme monopoliste d’État social après la Seconde Guerre mondiale et la crise actuelle du capitalisme financiarisé et mondialisé, avec le rôle spécifique joué par la formidable accumulation de capitaux financiers (titres de dette publique et privée, actions, produits dérivés…) qui en viennent à dicter leur loi à la production elle-même ainsi qu’aux politiques publiques.
En même temps, comme Marx, il a particulièrement mis l’accent sur le rôle du crédit dans la montée de la mayonnaise spéculative. Le système du crédit permet, selon Marx, « de développer le moteur de la production capitaliste, c’est-à-dire l’enrichissement par l’exploitation du travail d’autrui pour en faire le système le plus pur et le plus monstrueux de spéculation et de jeu ».
Prolongeant cette réflexion, Paul Boccara a montré que le crédit, mis en œuvre avec d’autres critères que ceux de la rentabilité financière des capitaux, peut, au contraire, aider à dégonfler l’énorme accumulation de capitaux, financiers notamment, à réduire le coût du capital, le poids de ses prélèvements sur la richesse créée, permettre de dégager des financements à bas coûts pour la création d’emplois efficaces, de richesses nouvelles, le développement humain et la restauration d’équilibres naturels. Le succès de ce combat contre la finance inauguré par Marx appelle une transformation révolutionnaire des relations humaines, des pouvoirs nouveaux des salariés, des populations à l’entreprise et sur les institutions, au niveau local, régional, national, européen et mondial. Marx revit dans ces combats.
Pierre Ivorra est chroniqueur économique au journal L’Humanité.
Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018