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Ces dernières années ont été productives pour Jean Quétier, agrégé et docteur en philosophie de l’université de Strasbourg. Pas moins de 1 150 pages publiées en l’espace de deux ans ! Ses trois ouvrages résonnent les uns avec les autres – on note particulièrement une unité de démarche entre l’anthologie et la thèse qui nous plongent toutes deux dans le travail politique et théorique de Marx sur la forme parti –, pour aboutir, avec son dernier livre, à une question d’actualité : le parti est-il toujours utile aujourd’hui 

par Hoël Le Moal et Elodie Lebeau-Fernandez

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Les interventions de Marx dans les organisations ouvrières
Dans Le Travail de parti de Marx, qui n’est autre que sa thèse de doctorat remaniée, réalisée sous la direction de Franck Fischbach et soutenue en 2020, Jean Quétier se positionne en historien de la philosophie pour rendre compte du rôle central du travail de parti de Marx dans son parcours théorique et politique.
Entre philosophie et histoire, l’auteur base son étude sur une diversité de sources en langues originales (correspondances, procès-verbaux de réunions, documents officiels issus de processus de rédaction collective, etc.) dont il ne cesse, à raison, de défendre ou de questionner la fiabilité ou encore de déplorer le caractère fragmentaire, comme la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA 2) qui constitue la plus importante collection des travaux de Karl Marx et de Friedrich Engels publiée en allemand.

« Après Gramsci, il s’agirait de se défaire de l’idée qu’un militant est un simple exécutant et de considérer, au contraire, que chaque membre du parti est un être de raison, “un élément politique actif”, qu’il convient de traiter comme s’il était un “dirigeant”. »

S’adressant davantage à un public familier de la vie et l’œuvre de Marx, cet essai est divisé en trois chapitres organisés selon un plan chronothématique. Il offre un éclairage sur les évolutions des postures théoriques de Marx en fonction de ses différents lieux de résidence en exil (Bruxelles, Paris, Londres) et des multiples problématiques qui ont traversé les organisations ouvrières desquelles il a été membre, voire dirigeant. Ce qui marque le lecteur, c’est la centralité du problème de l’organisation en lien avec la question de classe dans l’œuvre et la pratique politique de Marx et son effort incessant, au même titre qu’Engels, pour faire primer la raison en politique et éviter ainsi que le parti ne se transforme en secte.
Le chapitre 1 s’intéresse à la genèse de la conception du communisme comme question d’organisation avec, au préalable, la création du « comité de correspondance » de Bruxelles. S’ensuit une étude importante de l’activité de Marx au sein de la Ligue des communistes, entre 1847 et 1851, d’abord à Londres puis à Cologne, à une époque où le parti est entendu avant tout comme courant politique. L’apport majeur de Marx et Engels dans la refondation de la Ligue des Justes a majoritairement contribué à poser les piliers d’une organisation démocratique inédite pour la classe ouvrière en la débarrassant « des oripeaux de société secrète conspiratrice », incarnés entre autres par les conceptions religieuses de Wilhelm Weitling. Ce processus de désectarisation, motivé par la conviction que les travailleurs ne trouveront le chemin de l’émancipation que par eux-mêmes, s’est notamment traduit par l’adoption de statuts lors du deuxième congrès de la Ligue en décembre 1847, rédigés par Marx et incluant le principe de l’élection et de la tenue fréquente de congrès.
Le chapitre 2 s’intéresse au travail de Marx dans un tout nouveau contexte. En tant que membre du conseil général de l’Association internationale des travailleurs (AIT), entre 1864, date de sa création, et 1872, année de sa scission et du transfert de son siège de Londres à New York, l’auteur dévoile les efforts constants de Marx pour définir une position la plus rassembleuse possible. En croisant les procès-verbaux, la correspondance et les publications de Marx, Jean Quétier montre comment, contrairement au travail spectaculaire mené précédemment dans le cadre des congrès de la Ligue, c’est dorénavant « "dans la coulisse" que Marx a le plus souvent cherché à faire avancer […] les questions à ses yeux essentielles au développement du mouvement ouvrier organisé »).
Dans le chapitre 3, nous abordons la dernière phase du travail de parti de Marx dans un contexte nouveau, celui de l’existence d’un parti ouvrier à prétention nationale : le Parti ouvrier socialiste d'Allemegne (SAPD) qui unifie divers mouvements de la social-démocratie allemande. Depuis son domicile londonien et dépourvu d’un rôle dirigeant, Marx travaille « à distance » et en bonne intelligence avec les acteurs locaux de la social-démocratie allemande comme Wilhelm Liebknecht. Malgré leurs désaccords fréquents, Marx et Engels parviennent à alimenter des discussions théoriques plus sereines sur les principes structurants de la stratégie de parti (enjeux pacifistes de l’internationalisme prolétarien, formation d’une classe révolutionnaire, statut de l’État dans les différentes phases du processus de transition révolutionnaire, etc.).

« Jean Quétier insiste sur ce qui lui semble relever d'un nouveau cadre dans les années 1860, où le parti communiste apparaît alors comme un type d'organisation inédit, un “parti particulier” : parti de classe, centré sur sa composition ouvrière. »

En conclusion de son ouvrage, Jean Quétier ne se prive pas de relancer le débat sur la question de l'articulation entre pratique politique et discours scientifique, en rappelant le constat « sévère mais souvent lucide » du marxiste états-unien Perry Anderson qui dans son livre Sur le marxisme occidental (1976), se lamente de « cette coupure toujours plus grande entre élaboration théorique et pratique révolutionnaire de masse ». Mais il ne perd pas espoir en invitant ses lecteurs à « interroger la possible actualité de la pensée de Marx sur le plan de la théorie de l’organisation » et repenser la forme parti comme un « cadre au sein duquel une pratique politique émancipatrice est susceptible d’être menée » .

Les deux théories du parti chez Marx
L'apport principal du travail de Jean Quétier est la reconstruction à partir des textes de Marx de deux théories successives du parti : le « parti dans le parti » puis le « parti de classe ». En ce sens, la publication d'une anthologie aux Éditions sociales sous le titre Sur le parti révolutionnaire, qui met à la disposition des lecteurs français des textes importants à l’accès préalablement ardu, est d'une aide précieuse pour qui veut comprendre le travail de parti chez Marx. Difficulté liminaire rappelée par Jean Quétier anthologiste : le « parti » est rarement défini chez Marx en tant que tel (il peut évoquer le courant d'opinion comme l'organisation structurée).
Première théorie donc, le « parti dans le parti ». Si son élaboration remonte au moins à 1845 (L'Idéologie allemande distinguant le « parti communiste qui existe réellement » face aux « socialistes vrais » hors du mouvement réel), 1848 est le grand tournant. La deuxième partie du Manifeste propose en effet une expression très commentée : « Les communistes ne forment pas un parti particulier vis-à-vis des autres partis ouvriers », ils sont « la fraction la plus résolue des partis ouvriers ». Jean Quétier montre le caractère possiblement ambigu de la formulation, qu'il s'agit d'entendre selon lui comme le mouvement « non séparé » d'avec le parti ouvrier. Cette conception se situe à un moment où Marx peut à la fois évoquer le « ralliement » de l'un à l'autre, voire que le parti communiste est antérieur aux partis ouvriers (le « babouvisme » avant le « chartisme » anglais, pour résumer, cf. son article de 1847 « La critique moralisante et la morale critique »).
Contre une tradition qui cherche la continuité dans la conception du parti, Jean Quétier insiste sur ce qui lui semble relever d'un nouveau cadre dans les années 1860, où le parti communiste apparaît alors comme un type d'organisation inédit, un « parti particulier » : parti de classe, centré sur sa composition ouvrière (cf. la résolution de l'AIT de 1871 exposant que « le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct ») ; parti qui s'oppose à l'abstention politique (position que Marx attribue à Bakounine), tout comme à l'électoralisme ; parti qui ne doit surtout pas être une secte, « entreprise politique vouée à l'échec par son absence de lien concret avec le prolétariat », que Marx oppose à la classe ; enfin parti centralisé, mais non uniformisé (« le conseil général [de l'AIT] n'est pas le pape » dira Marx), efficace dans l'action et garant de l'autonomie de ses sections organisées internationalement.

De l’utilité d’un parti politique révolutionnaire aujourd’hui
« Le parti a-t-il toujours tort ? ». C’est à partir de cette question que Jean Quétier propose une réflexion sur l’utilité du parti politique aujourd’hui. Dans son dernier essai paru aux PUF, De l’utilité du parti politique, l’auteur repositionne la question de la stratégie au cœur de la perspective révolutionnaire, à l’instar du travail de parti mené par Marx.
Après être revenu sur les atouts et les apports structurants du parti communiste au XXe siècle – français particulièrement – avec l’entrée et la formation de la classe ouvrière en politique, le communisme municipal, la création d’une culture commune (Picasso, Aragon) –, Jean Quétier n’oublie pas, dans une deuxième partie, de revenir sur les différentes critiques adressées à la forme parti tout au long des XXe et XXIe siècle. Selon lui, celles-ci trouvent leur origine dans la thèse de la « loi d’airain de l’oligarchie » développée par Robert Michels dans Sociologie du parti dans la démocratie moderne (1911).
Pour dépasser la contradiction, Jean Quétier propose dans une troisième partie « des pistes pour rénover la forme parti ». à partir de ses lectures de Gramsci et de Lucien Sève, il en appelle à ce que le parti élève ses membres par la formation, favorise leur autonomie. Dans une perspective stratégique, il n’exclut pas l’idée de centralité mais celle-ci viserait davantage à coordonner et donner une cohérence à l’initiative politique qui serait garantie à chaque niveau de l’organisation. L’enjeu est finalement de repenser le rapport entre dirigeants et dirigés, dans une visée dialectique de dépassement de la contradiction. Après Gramsci, il s’agirait de se défaire de l’idée qu’un militant est un simple exécutant et de considérer, au contraire, que chaque membre du parti est un être de raison, « un élément politique actif », qu’il convient de traiter comme s’il était un « dirigeant » (A. Gramsci, « Necessità di una preparazione ideologica di massa », in Scritti politici, Rome, Editori Riuniti, 1973, t. III).
Cet ouvrage s’adresse « à celles et ceux qui, à gauche (en particulier les communistes), cherchent à donner un second souffle à l’activité militante et à surmonter les écueils auxquels cette dernière tend à les confronter ».
En conclusion, l’ensemble de ces livres nourrit la réflexion critique au sein de notre parti sur l’outil qu’il nous est donné collectivement d’imaginer et de forger. Comment faire en sorte qu’il devienne un outil d’émancipation au quotidien ? Comment peut-il parvenir à « entrer en phase avec le rythme spécifique de la mobilisation des masses » sans tomber dans le piège de l’activisme stérile ? Comment l’exercice démocratique interne peut-il nous permettre de penser la société future qu’il nous reste à construire ? Autant de questions qu’il nous faudra nous poser pour renouer avec un exercice rationnel de la politique au service de nos ambitions révolutionnaires.

Élodie Lebeau-Fernandez et Hoël Le Moal sont membres du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune 39 • juin/juillet/août 2024