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Le réseau mondial de métropoles et mégalopoles est devenu le véritable site de production et de circulation de la plus-value.

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Tout d’abord un constat : la pensée traditionnelle marxiste a largement fait abstraction de la ville, que Marx lui-même avait reléguée au second plan dans la théorie générale de la circulation du capital. Or le capitalisme et la ville entretiennent une relation dialectique dès leurs origines.

« Le capitalisme et la ville entretiennent une relation dialectique dès leurs origines. »

En effet, un des fondements de la ville réside en une concentration géographique et sociale du surproduit, provenant notamment des campagnes, et contrôlé par un petit nombre d’individus. Ce qui en fait en soi un phénomène de classe . De son côté, l’essence du capitalisme consiste en la production permanente de plus-value – liée à la création du surproduit – qui doit être réinvestie afin d’augmenter l’accumulation-circulation du capital. Sans quoi le système se bloque, et survient une crise menaçant de le détruire.

Développement urbain et société capitaliste
Avec le recul qui est le nôtre, on constate que, depuis la première révolution industrielle, le développement des villes suit une courbe de croissance exponentielle, et en fait aujourd’hui une réalité mondiale dessinant un réseau de richesses concentrées en quelques lieux privilégiés. Ce réseau mondial de métropoles et mégalopoles est devenu le véritable site de production et de circulation de la plus-value, dans le cadre d’une « économie d’archipel », pour reprendre l’expression de Paul Veltz.
Au-delà de ce constat, il apparaît que l’urbanisation est l’un des mécanismes clés permettant l’absorption du surproduit, en particulier lorsque advient une crise économique, par de grands investissements dans les infrastructures financées par la dette et grâce à de nouveaux instruments financiers et de crédit, comme l’a montré David Harvey. Cependant, cette solution peut se muer en une nouvelle crise liée à un surplus d’investissements non rentabilisable. De plus, le recours massif au crédit peut entraîner une crise de la dette ouvrant la voie à une réponse ultralibérale fondée sur les coupes budgétaires, la privatisation de la propriété sociale et l’augmentation des prélèvements pesant sur le peuple, mais épargnant les nantis. Soit une véritable guerre de classes.
À son tour, le développement urbain affecte l’ensemble des sociétés capitalistes à travers trois processus interdépendants :
• Tout d’abord, le processus morphologique lié aux grands travaux urbains, tels l’haussmannisation de Paris faisant changer la ville d’échelle et de nature, conduit aussi à une forme d’épuration sociale qui ne dit pas son nom en chassant les plus pauvres.
• Se dégage ensuite un processus social qui transparaît avec l’avènement d’un sujet urbain singulier adossé à de nouveaux modes et styles de vie quotidienne. Ainsi, la figure du consommateur citadin prend le pas sur celle du travailleur. Et cela dans une économie des loisirs, de la culture et du spectacle phago­cytant le temps du non-travail, alors même qu’il s’agit d’une des conquêtes les plus fondamentales du mouvement ouvrier.

« Prenant au sérieux la ville en réseau comme étant désormais le lieu structurel de la création-circulation de la plus-value àl’échelle mondiale, quels doivent en être les développements théoriques et pratiques pour le précariat et l’individu critique ? »

• Enfin, un processus politique s’impose, car l’urbanisation s’opère régulièrement par un mouvement de « destruction-création » nécessitant quel­ques services de celui qui possède le monopole de la violence légitime : l’État. Ce dernier impose, au nom de l’intérêt général et de l’usage optimal du foncier, son droit d’expropriation, bénéficiant in fine aux classes dominantes. Mais, d’un autre côté, il se répand en condoléances impuissantes à chaque drame humain l’hiver venant, tandis que la gentrification se poursuit avec son explosion silencieuse du coût des loyers. Deux processus qui conduisent à déposséder ceux qui ne peuvent se défendre.

Question urbaine et question sociale
La mise en évidence de ces trois processus dans les économies capitalistes avancées fait apparaître un ensemble de pratiques prédatrices dites d’« accumulation par dépossession », pour reprendre les termes de David Harvey, et où le marché du logement joue un rôle clé via l’endettement hypothécaire. En effet, cet endettement hypothécaire représente environ 40 % du PIB des États les plus « développés ». Générant des intérêts, il permet en cas de défaut de paiement, des saisies à grande échelle, mais alimente aussi la fiction d’une consommation sans limite. Et c’est bien le développement de l’endettement hypothécaire qui a permis de résoudre la contradiction du capitalisme à la fin des années 1970 entre écoulement de la production et limitation des salaires, par la massification du crédit. À la lumière de cette analyse, on comprend mieux par exemple la loi Barre de 1979, visant à dégager l’État du logement social et à « revaloriser » le marché immobilier, conduisant au triplement du taux d’effort moyen pour se loger qui n’était alors que de 11 %. Une opération d’État à la réussite éclatante.
Dès lors, la question urbaine est totalement reliée à la question sociale de notre temps : le passage de la société du salariat au précariat, où le vécu d’expériences commun devient celui d’un avenir incertain, comme l’a noté Robert Castel. La boucle étant bouclée lorsque, pour sécuriser sa retraite et l’entrée dans la vie active de ses enfants, l’une des seules stratégies qui semble à portée de main est de devenir propriétaire… en souscrivant un crédit grâce aux futurs équivalents des subprimes.
L’avènement de cette société de consommation, couplé aux pratiques d’accumulation par dépossession, permet une puissante politique de classe fondée sur ce que Marx et Engels nomment l’exploitation secondaire. Exploitation secondaire devenant toujours plus structurelle au sein du précariat. D’où l’émergence d’associations de défense des consommateurs, de locataires, etc. Un tel constat commande de concevoir la ville comme véritable lieu de production de la plus-value incluant – mais débordant très largement – la figure initiale de l’usine. Le prolétaire ouvrier, conscient et organisé, cédant alors en réalité la place au précaire urbain isolé et sans conscience collective particulière.
Se pose alors la question centrale : comment le précariat – si fragmenté qu’il soit – peut-il s’organiser dans cet archipel mondial hyperproductif et (re)devenir une force révolutionnaire ? Comment même l’individu peut-il se rassembler en tant que sujet complet, et ne plus être fragmenté entre la figure du consommateur, de l’habitant, du travailleur privé ou non d’emploi, du parent bon ou mauvais, du citoyen sommé de voter, de l’ayant droit en file d’attente, du musulman noir ou arabe, de l’homme ou de la femme, du handicapé, du sans domicile fixe, etc. Et ce faisant, pouvoir se reconnaître une affiliation avec le plus grand nombre ? En somme, quel pourrait être l’équivalent en puissance du principe unificateur que Marx avait découvert dans le prolétaire en tant que principal producteur des richesses ?
Prenant au sérieux la ville en réseau comme étant désormais le lieu structurel de la création-circulation de la plus-value à l’échelle mondiale, quels doivent en être les développements théoriques et pratiques pour le précariat et l’individu critique ? n

Guillaume Six est menuisier ébéniste diplômé de géographie urbaine, ancien collaborateur du maire de Bobigny sur les questions de droit au logement.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018