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Il est possible de penser la complémentarité des héritages des deux auteurs pour construire une politique économique de la transformation sociale dont l’économie sociale et solidaire peut être un pivot.

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Marx et Proudhon : l’un et l’autre remettent en cause le fait que la propriété privée prenne la forme d’un instrument d’exploitation source d’inégalités. Les divergences entre leurs approches de la notion de propriété ont fait l’objet de nombreux ouvrages et articles, rédigés par eux-mêmes ou par d’autres – leur approche personnelle de la question a par ailleurs évolué au cours du temps.

La notion de propriété
En réalité, on peut penser, comme Georges Gurvitch, que « la pensée de Proudhon et celle de Marx, au lieu de s’exclure, se complètent et se corrigent mutuellement ». Les penser en complémentarité, c’est réussir à articuler la personne et le collectif, la liberté et la communauté, la relation de proximité et l’organisation globale – sans pour autant tomber dans l’écueil consistant à opposer schématiquement un Proudhon défenseur de la personne et la liberté et un Marx penseur unilatéral du collectif et de la communauté.
À partir de l’idée que « la propriété est l’exploitation du faible par le fort et la communauté est l’exploitation du fort par le faible », Proudhon cherche, dans Qu’est-ce que la propriété ? à dépasser l’alternative propriété/communauté, notamment par la construction de la banque du peuple, destinée à sortir les entreprises de la possession du capital.

« La lutte contre les inégalités et pour le progrès social passe par une nouvelle logique d’organisation économique et le dépassement du rapport archaïque à la propriété.»

La position de Marx sur la nature de la société future évolue et s’étoffe progressivement : prenant le contre-pied des expériences utopiques américaines, il envisage d’abord la mise en place d’une propriété socialisée des moyens de production à l’échelle de la nation, ce qui implique notamment d’utiliser l’appareil d’État bourgeois conquis par les révolutionnaires. Il pose ainsi des propositions qui constituent l’amorce de ce que pourraient être les nationalisations-centralisations du crédit. Ultérieurement, Marx s’intéressera au mouvement coopératif, notamment dans l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs, dans laquelle il prônera la disparition du « travail salarié… forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant le travail associé exécuté avec entrain dans la joie et le bon vouloir ». Il considère alors que les coopératives constituent une première brèche à l’intérieur de l’ancien système. Avec les événements de la Commune, abandon d’entreprises par les patrons ou expropriation, il affirme que sous certaines conditions le système coopératif peut devenir « du très possible communisme » (La Guerre civile en France).

« Les pratiques collectives des sociétés coopératives d’intérêt collectif dans lesquelles les collectivités territoriales peuvent être sociétaires sont un exemple vivant de la manière dont les nationalisations pourraient se penser. »

Ainsi que le montre Benoît Borrits dans son ouvrage récent Au-delà de la propriété, pour une économie des communs (La Découverte, 2018), on retrouve cette approche complexe sur la propriété et l’organisation des moyens de production dans la vision de Jean Jaurès, qui par certains aspects tente une forme de synthèse entre autogestion locale et planification globale. Face à Jules Guesde qui, parlant de la verrerie ouvrière d’Albi (VOA), ne voulait y voir qu’une « simple coopérative de travail », Jaurès souhaite faire des coopératives « la propriété commune de toutes les organisations ouvrières ». Ce sera bien le cas : gérée au quotidien par les verriers, la VOA l’est aussi par des représentants nationaux des coopératives et des syndicats qui possèdent des parts sociales au nom d’une délégation de pouvoir par la classe ouvrière.

Le rôle de l’économie sociale et solidaire
L’enjeu est de montrer la possibilité d’une alliance entre l’économie sociale et solidaire (ESS) et l’État pour construire la transformation sociale, les pensées marxiste – notamment à travers la notion de propriété socialisée des moyens de production, pouvant englober différentes formes de propriété : étatique, coopérative – et proudhonienne pouvant constituer, malgré leurs divergences historiques, des points d’union importants pour les combats politiques actuels.
La politique gouvernementale actuelle revêt deux caractéristiques évidentes :
• La poursuite d’une logique de privatisation des secteurs clés (télécommunications, transports, énergie, logement…), avec la « start-up nation » comme accompagnement accéléré de cette privatisation et l’adoption des standards de l’économie de marché pour penser l’ensemble des missions de l’État (sécurité, éducation justice, santé…).
• Le soutien affiché à une frange de l’ESS (accélérée depuis la loi de 2014) qui s’incarne par une volonté de marchandisation du social ; l’entrepreneuriat social ou social business pense ainsi les questions sociales comme un gisement de valeur économique teintée d’utilité sociale.
Cette politique présente une cohérence d’ensemble : marchandiser l’ensemble de la société (le marché total) et individualiser le rapport que chacun a avec la société. Elle est fondée sur un discours libéral faisant de l’enrichissement des individus et de la libre concurrence la condition du bien-être collectif. Or cette politique n’a pas résolu les problèmes de faible croissance, tout en faisant exploser la pauvreté et les inégalités. Il est donc nécessaire et urgent de porter une autre vision de société.
La lutte contre les inégalités et pour le progrès social passe donc par une nouvelle logique d’organisation économique et le dépassement du rapport archaïque à la propriété. Dans les politiques portées sur le territoire, cela nécessite de soutenir (subventions), d’accompagner (mise en lien, réseaux), de promouvoir des formes d’organisation collectives de production et de distribution inscrites dans l’économie sociale et solidaire, et d’y participer (prise de parts, achats de circuits courts, écologiques et solidaires…) avec deux enjeux principaux :
• Un nouveau souffle démocratique : asseoir le développement économique et social sur une gouvernance qui associe les personnes concernées. La démocratie ne peut plus s’arrêter aux portes de l’entreprise mais doit traverser l’ensemble de la société, à l’atelier, à l’usine, au bureau, comme dans la ville.
• Un nouveau progrès social : favoriser la cristallisation d’une organisation économique où l’écart des salaires est limité (la loi de 2017 limite l’obtention de l’agrément Entreprise solidaire d’utilité sociale [ESUS] à un plafond de sept fois le SMIC), où la distribution équitable des bénéfices fait partie du cadre légal. Ces deux points sont déjà présents dans la loi ESS de 2014, ils devraient être généralisés.
Cette impulsion démocratique et sociale sera aussi l’occasion de se désintoxiquer de la toute-puissance de la valeur du marché et de la rentabilité à court terme pour permettre l’épanouissement de références sur les territoires et le développement de nouvelles capacités :
• capacité à préserver les activités et les emplois sur les territoires (proposition de loi « entreprises et territoires », monnaies locales citoyennes, etc.) ;
• capacité à redonner de la valeur aux richesses non monétaires (bénévolat, cadre de vie, lien social, etc.) ;
• capacité à remettre l’utilité et la durabilité sociale et écologique au cœur des choix de production (soutien au développement de la filière verre d’emballage se substituant progressivement aux plastiques et à l’aluminium par exemple) ;
• capacité à élargir la notion d’entreprise pour une réappropriation par le collectif de production et le territoire (l’entreprise est un lieu de production collective et de richesses collectives, pas seulement une somme de capitaux).
À l’échelle nationale, puis internationale, il est nécessaire de ne pas se satisfaire de l’impulsion donnée à une ESS de transformation sociale sur les territoires mais de créer les conditions de sa pérennité et d’une harmonie d’ensemble par les moyens suivants :
• développement par la loi des conditions de développement de l’ESS comme axe transversal des politiques publiques (plusieurs pays d’Amérique latine sont des sources d’inspiration en la matière) ;
• nouvelles nationalisations pour maîtriser la production des secteurs stratégiques et vitaux, autrement dit des biens communs publics (nécessaires à toutes et à tous et qui doivent être accessibles à toutes et à tous : air, eau, énergie, logement), à la différence des biens communs particuliers (qui sont également des formes de communs mais qui ne sont pas indispensables à tout le monde et qui peuvent donc être restreints dans leur accès). Sur cette frontière, à travailler de manière dynamique, un dialogue fécond est possible entre État et ESS.

« Se désintoxiquer de la toute-puissance de la valeur du marché et de la rentabilité à court terme pour permettre l’épanouissement de nouvelles références sur les territoires. »

Les pratiques collectives des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) dans lesquelles les collectivités territoriales peuvent être sociétaires sont un exemple vivant – il y en a près de sept cents aujourd’hui – de la manière dont ces nationalisations pourraient se penser, plus démocratiques, mieux ancrées dans les logiques territoriales et sur les besoins de la population. Cela dit, les coopératives de production sont elles-mêmes soumises aux logiques du capital, tout en restant des facteurs d’innovation. Il est nécessaire qu’elles se réinventent en permanence, pour aller vers un « commun productif » et qu’elles ne restent pas inféodées à la logique du marché capitaliste. À ce titre, et plus largement, pour l’ESS, l’État doit garantir la cohérence d’ensemble de l’écosystème, agréger les dynamiques territoriales et définir des grands objectifs, les grands besoins et les ressources à déployer, de la planification en quelque sorte.
Des expériences de ce rapport vertueux existent, l’enjeu est de donner une dimension paradigmatique à ces embryons et surtout de les faire croître au cœur de la production économique nationale. Financement de l’entreprise, rôle de l’État, droits des salariés, rôle des usagers et consommateurs… La réflexion doit se poursuivre pour aller, comme le suggère Benoît Borrits, vers « une économie des communs ».

Sylvie Mayer est responsable de la commission Économie sociale et solidaire du PCF.
Luc Mboumba est conseiller municipal PCF de Créteil et salarié-associé de la coopérative d’activités et d’emploi, Coopaname.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018