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Les territoires dits d’outre-mer sont particulièrement exposés aux maltraitances environnementales du fait de leurs caractéristiques géographiques. Face à cette vulnérabilité qui résulte notamment du fonctionnement de filières faiblement diversifiées, il faut proposer une véritable politique écologique décoloniale.

De la prédation sociale à la prédation environnementale, l’exemple du chlordécone
Les enjeux environnementaux sont liés aux conditions de production, à savoir les monocultures intensives et l’asservissement social de la main-d’œuvre. Aujourd’hui encore, une logique de « colonialité » perdure parce que ces îles sont en situation de non-souveraineté alimentaire, économique et politique. 95 % des 200 000 tonnes de bananes produites par an sont exportées en France hexagonale et dans le reste de l’Europe. Cette monoculture est toujours dominée par des propriétaires historiques blancs créoles, les « békés », ayant recours à une main-d’œuvre au statut social dégradé, et s’appuyant sur un import-export contrôlé par l’État : ce qu’on appelle l’économie d’entrepôt (ou de comptoir).
C’est une prédation sociale qui se double d’une prédation environnementale à coups d’intrants chimiques. L’affaire du chlordécone aux Antilles est à resituer dans ce contexte et dans ce temps long. Elle est le résultat typique de cette « colonialité » toujours à l’œuvre.
Cet insecticide a été utilisé pour combattre le charançon du bananier de 1972 à 1993, alors même que la molécule a été interdite à la fin des années 1970 aux États-Unis, et interdite seulement en France à partir de 1990. Le résultat est connu : une contamination durable, allant de plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles et généralisée. Avec des traces du produit dans les eaux, les sols, les corps humains et dans plus d’une centaine d’espèces animales. En 2018, il a été estimé que plus de neuf Antillais sur dix ont du chlordécone dans le sang. Or ce perturbateur endocrinien génère des naissances prématurées, des retards de développement cognitif, moteur et visuel de certains enfants, sans oublier ses effets sur le risque de survenue du cancer de la prostate.
Évidemment, les Antillais ont mené des actions de justice pour obtenir réparation. Après dix-sept ans d’instructions, le tribunal pénal de Paris vient de rendre une ordonnance de non-lieu, c’est-à-dire de déni, et donc de « colonialité ». Personne ne serait donc responsable ! Cela évoque bien un rapport colonial de l’État et des grands propriétaires coloniaux historiques, constitués en oligarchie, à mettre en regard de ces terres insulaires et de ces habitants dits d’outre-mer.

Les outre-mer face au changement climatique
Situés dans l’océan Indien, le Pacifique, l’Atlantique, les Caraïbes et en Amérique du Sud, les départements et les collectivités d’outre-mer partagent certaines caractéristiques structurelles avec les petits États insulaires de leur environnement régional. En effet, ces espaces sont particulièrement vulnérables au dérèglement climatique.
Selon le rapport de 2012 de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC), la plupart des risques actuels resteront identiques, voire s’amplifieront dans le futur. Ces changements auront des effets sur la biodiversité et sur de nombreux secteurs d’activités, au premier rang desquels le tourisme, la pêche ou encore l’agriculture.

« Nous remettons un peu de Marx dans l’écologie ! L’idée est de construire non pas des modernités alternatives mais des alternatives à la modernité, qu’elles soient au Nord comme au Sud. »

Le niveau de la mer a crû de moins de 3 mm/an à̀ plus de 5 mm/an au cours des vingt dernières années ; les projections pour l’horizon de la fin du XXIe siècle sont comprises entre + 40 cm et + 60 cm et même + 1 m pour les cas extrêmes. Ces risques sont élevés pour Saint-Martin, pour la Polynésie, pour Wallis-et-Futuna et pour Saint-Pierre-et-Miquelon. De même, certains territoires subissent des hausses significatives de températures notamment dans les Antilles, avec une hausse d’au moins un degré (2,2 degrés en Martinique) au cours des soixante dernières années.
Mais c’est bien l’instabilité des précipitations qui constitue le risque le plus important dans les départements et collectivités d’outre-mer et les autres petits territoires insulaires. Les Canaries représentent un cas extrême : elles présentent, avec Madère, à la fois la moyenne des précipitations la plus basse et une tendance à la baisse forte. Ce risque est également prégnant en Guyane, ce que traduisent également certaines données telles que le nombre de victimes de catastrophes naturelles, ou encore l’instabilité des exportations et de la production agricole. Les Antilles, qui ont subi une forte hausse des températures, apparaissent également parmi les territoires connaissant une augmentation marquée des précipitations.

Des politiques intégrant le dérèglement climatique
Les principaux secteurs économiques concernés par ces bouleversements sont l’agriculture, l’activité forestière, la pêche, le tourisme, mais aussi l’énergie, le transport et la construction. L’évolution pourrait affecter significativement les productions sucrières et bananières des outre-mer car provoquant le déplacement en altitude des bio-climats et des forêts associées en Guyane et dans les îles montagneuses.
Plus largement, les territoires insulaires et côtiers présentent des niveaux d’exposition élevés aux risques littoraux (l’érosion côtière, les submersions marines, les mouvements de terrain et la salinisation), lesquels sont accrus par la forte concentration des habitats, des activités économiques et des infrastructures sur le littoral. Les schémas d’aménagement des territoires et les plans locaux d’urbanisme doivent nécessairement les prendre en compte.
De même, si la France représente le deuxième espace maritime au monde grâce aux outre-mer, les connaissances sur l’état des ressources halieutiques laissent envisager une forte influence sur les migrations des espèces et la dégradation des milieux de vie. Mais ces risques touchent aussi la santé des populations notamment sur les pathologies liées aux vagues de chaleur et épisodes caniculaires intenses ; les affections liées à la hausse du rayonnement solaire ; les maladies vectorielles ; les maladies hydriques et alimentaires.

« La gestion des risques doit donc être envisagée au sens large, qu’il s’agisse de la santé humaine, de la gestion des zones côtières ou des autres risques climatiques en lien avec l’aménagement du territoire. »

La gestion des risques doit donc être envisagée au sens large, qu’il s’agisse de la santé humaine, de la gestion des zones côtières ou des autres risques climatiques en lien avec l’aménagement du territoire.

Pour une écologie décoloniale ou internationaliste
La démarche de l’écologie décoloniale, ou plutôt de l’écologie-monde ou internationaliste, n’est pas nouvelle. Je l’élabore après d’autres depuis plus de trente années. Elle a déjà une histoire. Malcolm Ferdinand, Jacques Roumain, Frantz Fanon ou encore Aimé Césaire en ont posé les jalons. Sa lettre à Maurice Thorez le révèle : « On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés… Mais moi je veux parler d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières ».
C’est aussi une affaire revisitée par nos combats caribéens depuis quatre décennies qui apportent une certaine modernité. La pensée et l’action pionnières en la matière engagées par Garcin Malsa, avec ses ouvrages sur La Mutation Martinique de 1991, L’écologie ou la passion du vivant de 2008, et enfin Lyannaj pour le changement de 2009, dans lesquels il lie la question du développement durable à celle de l’autonomie politique et de la réparation.
Pour nous, Caribéens, penser l’écologie décoloniale, et agir en tant qu’élus écologistes depuis la Caraïbe, ne permet pas une approche trop restrictive. Notre appréhension se veut plus large. D’où le vocable préféré d’ « économie-monde ». Il s’agit de déconstruire l’idéologie du développement, de confronter l’idéologie néo-libérale dominante qui creuse les richesses et déstabilise les tissus sociaux et écologiques, mais aussi de théoriser, après l’Haïten Georges Anglade, le concept de « désenveloppement ». En tant qu’élu décolonial mon propos est d’abord celui d’une critique radicale du projet « développementiste ». Au fond, nous remettons un peu de Marx dans l’écologie ! L’idée est donc de construire non pas des modernités alternatives mais des alternatives à la modernité, qu’elles soient au Nord comme au Sud.
La gauche doit retrouver les voies de l’émancipation des peuples et de l’humanisme solidaire. Quant à la gauche dite des outre-mer, nous l’appelons aussi à se réunir autour d’une nouvelle « Convention du Morne Rouge » pour que, comme en 1971, elle redéfinisse pour toutes ses composantes, tous ses territoires et tous ses peuples, un programme commun d’émancipation et de responsabilité politiques.

Marcellin Nadeau est député (Péyi-A) de la Martinique.

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023