Récit de Jean-Daniel Simon recueilli par Jacqueline Lazarre
En hommage à Jean-Daniel Simon, cinéaste communiste récemment décédé, Cause commune vous propose son récit des événements de Mai 1968 à Cannes, qui ont marqué le cinéma français et dont il a été un des artisans.
Mai 68 en deux mots pour moi c’est à la fois juste avant mon mariage avec Sylvie qui est l’héroïne du film Adelaïde que mon producteur (Les films Numbers One) présente à Cannes… ce sont les assemblées générales, surréalistes… les copains qui ferment le rideau rouge… on est logé, Sylvie et moi, à Saint-Tropez car il n’y a pas de place dans les hôtels de Cannes ! Je suis donc partagé entre les AG sur la place des Lices à Saint-Tropez avec les camarades de l’UD-CGT, dirigées pour une part importante par les camarades de l’usine des torpilles (Arsenal de Toulon) qui se réunissent tous les matins pour voter la reconduction ou non de la grève, et le « bordel » des AG des cinéastes à Cannes…
À Saint-Tropez beaucoup de gens de droite font la gueule… mais « gentiment » car l’argent manque, l’essence aussi, et ces gens de droite vont être adorables avec nous ! nous permettant de manger, nous prêtant un peu d’argent… ces gens s’appellent Jacques Chazot, Johnny Hallyday, Jean-Marie Rivière, Jean Lefèvre – qui joue à ce moment-là avec de Funès dans Le Gendarme de Saint-Tropez… Une fois le festival arrêté… nous sommes toujours là sans possibilité de rentrer car plus d’essence du tout et plus de banques ouvertes… mais il y a pire, non, que d’être otage de Saint-Tropez !
« Jeunes réalisateurs, nous étions nombreux dont le cœur battait avec celui du syndicat des techniciens mais nous n’y retrouvions pas nos préoccupations d’auteurs-réalisateur.»
Alors là scandaleusement – je crois – alors que toute la France est en arrêt… le tournage du Gendarme de Saint-Tropez continue… pendant encore quinze jours ! Et pourtant beaucoup de gens travaillant sur ce film sont syndiqués – et quand on dit syndiqué, on entend CGT – mais la pression, je devrais même dire les menaces faites par les deux producteurs (SNC et Franca films), qui à cette époque produisaient trois films par an, est simple : « Si vous vous mettez en grève plus de film chez nous » « Ni avec moi » aurait surenchéri de Funès. Cette situation met en colère à juste titre les dirigeants de la Fédération nationale du spectacle et le Syndicat des techniciens… qui apprenant que je suis sur place… non seulement me passent une avoinée… mais me disent tu vois tous les copains du film et ils arrêtent ! je vais mettre huit jours à y parvenir et ça restera une plaisanterie des copains jusqu’à aujourd’hui… comme quoi j’étais si bien là-bas avec ma fiancée, que je n’ai vraiment pas fait grand-chose… pour arrêter ce film !
Toujours coincés là-bas… nous prenons un verre un soir avec Daisy de Galard qui produisait Dim Dam Dom et avec laquelle j’avais travaillé et qui, du temps où elle était à Elle, avait fait faire plusieurs couvertures du journal à Sylvie. Passe dans ce bar un chanteur qu’elle nous présente et qui va nous sauver (!) en nous emmenant dans son petit avion le lendemain matin, ce chanteur, c’est Gilbert Bécaud !
La Quinzaine des Réalisateurs
Mai 68 à Cannes, c’est aussi un état d’esprit des jeunes réalisateurs et réalisateurs de courts-métrages qu’il faut saisir. Cet état d’esprit que l’on retrouvera à mon sens dans les quelques assemblées générales ouvertes au public et qui nous montrera que notre démarche et celle du public se rencontrent souvent… Cela nous mènera à envisager la Quinzaine des réalisateurs à cause même de la censure exercée à cette époque (La Religieuse de Jacques Rivette tirée de Diderot est interdite par le ministère de l’Intérieur) à pousser au changement fondamental de la politique du conseil d’administration du festival et à sa composition même… Jusqu’en 68 les films sont choisis avec l’aval du ministère des Affaires étrangères qui a voix prépondérante. Par exemple, vu les rapports de la France avec les USA, il faut environ cinq films américains dans la compétition… vu le rapport Est-Ouest, l’URSS aura le droit à trois ! Et là encore, ce sont les diplomates soviétiques qui décideront : ils voudront Bondartchouk et pas Paradjanov (le « dans la ligne » plutôt que le « novateur contestataire ») Donc pas de films d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie en dehors du Japon…Toutes ces rencontres et ces débats en AG à Cannes vont donc nous pousser à imposer la création de la SRF (Société des réalisateurs de films) qui se préfigure déjà sur place, à agir sur tous les terrains de ce qui nous semble nécessaire pour que « les films naissent libres et égaux entre eux.
Les États généraux du cinéma
Pendant que nous sommes en AG à Cannes… à Paris se créent les États généraux du cinéma avec lesquels nous sommes en lien quotidien. Claude Chabrol y défend le cinéma « gratuit », ce qui nous poussera dès 1969 à ne pas faire payer la place, à la première Quinzaine des réalisateurs ! On ne restera pas longtemps sur cette position : des « gosses » entrent et sortent de notre salle en hurlant et perturbant le film et les réalisateurs invités se plaignent… ! Nous prendrons donc la décision de faire payer un droit d’entrée symbolique : 75 centimes ! Et le calme reviendra… pour que les films soient vus comme il se doit !
« La nouvelle vague pose de nouveaux problèmes aux réalisateurs par rapport au métier de « technicien ». On est face à un changement total : plus de tournage en studio mais en décors naturels donc nécessité de créer de nouveaux outils. »
Le festival continue et nous venons quotidiennement Sylvie Fennec et moi de Saint-Tropez à Cannes. Nous passons des AG aux projections mais il n’y a pas de projections parallèles et nous devons donc être habillés (minimum costard et nœud papillon car je n’ai évidemment pas de smoking !) Nous sommes obligés de nous changer en arrivant à Cannes. Gentiment Roman Polanski – auteur de mon premier film La Fille d’en face qui est membre du jury – et sa femme, dont nous faisons la connaissance, Sharon Tate, nous proposent de nous changer dans leur chambre au Carlton… Ce que nous ferons bien sûr ! Quelle tristesse un an plus tard d’apprendre le drame (massacre de Sharon et quatre de ses proches par Charles Manson à Los Angeles).
Cet épisode cannois fera que dans certains milieux bien réac… on m’appellera les années suivantes « le communiste en smoking » !
Je n’étais pas arrivé à Cannes le jour où Godard, Claude Berri, Jérôme Kanapa, François Truffaut… et bien d’autres sont montés sur la scène et ont voulu empêcher la projection d’un film ! Face à eux les représentants de la chambre des producteurs. Ils se sont battus et la projection n’a pas eu lieu. C’était d’un côté la nouvelle vague et ses partisans et de l’autre côté les producteurs d’Angélique, marquise des anges entre autres, deux mondes, deux visions du cinéma.
Des gens dont je faisais partie, plus tard le même jour, en AG, se sont exprimés pour essayer de dire qu’il fallait que ces deux formes de cinéma existent et qu’empêcher l’une ou l’autre de vivre, c’était à nouveau s’enfoncer dans la censure, dans l’intolérance et très vite à la désertification des salles. Je n’oublierai jamais avoir été pris à partie par un réalisateur connu qui, en gros, s’attaquait à moi car je n’étais « pas assez révolutionnaire et que comme tous les cocos on ménageait la chèvre et le choux ». J’ai appris que – quelques jours après – ce réalisateur-producteur signait un magnifique contrat sur le yacht d’un financier ! Yacht qui bien entendu était ancré au large de Cannes hors des eaux territoriales par « peur du rouge » ! Prudence ! Le rideau fermé, la direction du festival se réunit et, un certain nombre de membres du jury dont mon ami Roman Polanski ayant démissionné, décide le président de l’époque Robert Favre Lebret à clore – dans l’amertume et la rage – le festival. Quant à nous, mais je l’ai déjà raconté, nous repartons sur Saint-Tropez et allons « galérer » luxueusement, quelques jours avant de pouvoir rentrer sur Paris continuer le combat !
Au-delà de ce récit je souhaite compléter mon analyse sur les rapports des jeunes cinéastes de 1968 avec les normes de l’époque. Je pense que cela peut aussi alimenter un débat car tout cela fut vraiment douloureux pour certains. Certains anciens dirigeants du syndicat des techniciens m’accusant d’avoir fomenté avec mon parti… leur exclusion de la CGT. Pour bien comprendre, un certain nombre étaient « techniciens réalisateurs » comme beaucoup d’autres, contrairement à nous qui nous sentions « créateurs ». Hélas, notre utopie n’aura duré que le temps d’une rose ! Sans ou avec allusion politique ! Car finalement cette vision qu’ils avaient c’est exactement celle qu’ont les producteurs d’aujourd’hui et surtout les chaînes de télévision. Hélas, toujours partenaires de la production cinématographique, les réalisateurs sont des « employés-techniciens » aux ordres des annonceurs publicitaires et de leurs représentants.
La création de la société des réalisateurs de films (SRF)
Il faut restituer les problèmes qui vont mener à la création de la SRF. Mon analyse aujourd’hui est la suivante… La nouvelle vague pose de nouveaux problèmes aux réalisateurs par rapport au métier de « technicien ». On est face à un changement total : plus de tournage en studio mais en décors naturels donc nécessité de créer de nouveaux outils ; par exemple, la Dolly qui permettait de faire des travellings tout en faisant un petit mouvement de grue en studio, est trop large dans un appartement pour franchir les portes. Il va donc falloir inventer un nouvel engin qui pourra passer dans les portes en ayant quand même un siège pour le cameraman.
« Toutes ces rencontres et ces débats en AG à Cannes vont donc nous pousser à imposer la création de la SRF (Société des réalisateurs de films) qui se préfigure déjà sur place, à agir sur tous les terrains de ce qui nous semble nécessaire pour que « les films naissent libres et égaux entre eux ».
Certains métiers de studio vont disparaître peu à peu (sur le tournage du film Les Amours célèbres, par exemple, les décors sous la direction de Georges Wakhevitch, l’équipe de décors des peintres doreurs sera capable de reconstruire admirablement en studio la galerie des glaces de Versailles). Ce métier comme beaucoup d’autres va disparaître en France car les films en studio deviennent de plus en plus rares.
Les problèmes de rémunération des jeunes réalisateurs se posent de façon nouvelle. Salaire en participation, les normes de production n’ont plus rien à voir. Il y a de plus en plus de réalisateurs producteurs ; certains producteurs profitant bien entendu de la situation.
Le syndicat des techniciens défend les salariés et ceux-ci ne comprennent et n’acceptent pas ces évolutions. Par là même, l’importance grandissante de la télé qui devient coproducteur ou diffuseur. Le syndicat n’acceptera pas que les monteurs de la télévision ayant « monté » des téléfilms soient comptabilisés pour l’obtention d’une dérogation pour monter un long-métrage. On peut comprendre que toutes ces mutations qui réellement désorganisaient le travail, tel qu’il avait été, aient poussé à de graves incompréhensions d’une partie des techniciens au point que, quelques années plus tard, il y aura scission entre le syndicat des techniciens et ceux qui s’en allèrent et qu’on appelait la rue de Tretaigne. Pour nous, jeunes réalisateurs, nous étions nombreux dont le cœur battait avec celui du syndicat des techniciens mais nous n’y retrouvions pas nos préoccupations d’auteurs-réalisateurs. La création en mai 68 de la Société des réalisateurs de films va combler ce vide, plateforme du cinéma, les films naissent libres et égaux entre eux, les commissions au Centre national de la cinématographie (CNC), la Quinzaine, les festivals du court-métrage, les rencontres, les débats, la fin de la compétition entre nous, un nouveau type de rapport à l’avance sur recettes, etc. Je me permettrai ici de citer les réalisateurs « engagés », membres des premiers conseils d’administration de la SRF, qu’on ne peut suspecter d’avoir voulu « prendre la place du syndicat des salariés », comme certains nous en accusèrent : Louis Daquin, Jérôme Kanapa, Jean-François Adam, Franck Cassenti, Pascal Aubier, René Gilson, Charles Bitch, François Chardeaux, moi-même…
Je me dois de dire que si soucis il y eut lors de la création de la SRF avec certains membres du syndicat des techniciens ce ne fut pas avec tous et que nous pûmes travailler main dans la main avec un certain nombre d’entre eux et surtout avec la direction de la fédération CGT du spectacle qui à mon avis avait compris notre démarche et les prémices de cette révolution des techniques et technologies dans nos métiers. Quelques années plus tard, nous codirigerons d’ailleurs le festival du court-métrage et du long-métrage documentaire, trois coprésidents : Raoul Rossi pour le syndicat des techniciens, Pierre Braunberger pour les producteurs de courts-métrages et moi pour la SRF.
Le fait que, depuis la Libération, la CGT soit membre du conseil d’administration du festival a joué énormément. Quelques semaines après Mai 68 se crée la Société des réalisateurs de films qui va dès 1969 créer la Quinzaine des réalisateurs. Tout cela changera fondamentalement le contenu du festival. Jusque-là, les Affaires étrangères ont un rôle prépondérant sur le choix des films et sur les pays représentés. Nous parviendrons à changer tout cela et à donner aux films du tiers monde la possibilité de concourir, ce qui n’était pas le cas…
Jean-Daniel SIMON est né à Salon-de-Provence le 30 novembre 1942. Cinéaste, Il travaille successivement avec Maurice Pialat, Michel Boisrond, Marc Allégret, Roger Vadim, Claude Lelouch, Guy Gilles, Claude Faraldo et François Reichenbach. Il réalise ses premiers courts-métrages pour le cinéma : Les Chroniques de France pour Pathé Cinéma et pour la télévision dans les émissions : Pour le plaisir, produite par Roger Stéphane, Cinéma, produite par Frédéric Rossif, Dim Dam Dom, produite par Daisy de Galard, Cinq colonnes à la une, produite par Pierre Lazareff, Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et Igor Barrère ; L’âge de… produite par Daniel Karlin et Claude May. Dans la même période, il réalise de nombreux films publicitaires, dont plusieurs primés internationalement (Lotus et EDF). À 24 ans, il réalise son premier long-métrage La Fille d’en face, il est alors le plus jeune metteur en scène de France. L’année suivante, après les événements de 1968, se crée la Société des réalisateurs de films dont il devient secrétaire général adjoint, avec Pierre-Henri Deleau. Il œuvre à la création, au Festival de Cannes, de la Quinzaine des réalisateurs. De 1975 à 1977 il devient président de la Société des réalisateurs de films, puis vice-président pendant huit ans. Il a été membre du jury de différents festivals internationaux : Hyères, Moscou, Belfort, Grenoble, Cannes (Caméra d’Or), Amiens, Leipzig, forum européen de Strasbourg, FIPA de Biarritz. Président du festival international du court-métrage et du film documentaire de Lille de 1977 à 1980. En 1982, il représente les réalisateurs au comité de lecture de Films A2. De 1986 à 1993, à la commission d’art et essai du Centre national de la cinématographie (CNC). En 2002, il est élevé au rang d’officier des Arts et des Lettres. Sa filmographie est immense, avec seize films réalisés, trois films comme acteur et trois livres publiés. Son amitié avec Mohamed Lakhdar Hamina et Angela Davis est de longue date, et sa complicité politique avec Jean Genet, entre autres, fait de lui un homme passionné et éclairé.
Jacqueline Lazarre, Caisse centrale des activités sociales des industries.
Cause commune n° 22 • mars/avril 2021