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À la « mi-temps » du centenaire du PCF, survient mai 68. À certains points de vue, le Parti communiste semble pris au dépourvu ; à d’autres, c’est au contraire un moment privilégié de son essor.
Entretien avec René Mouriaux

À partir de 1964, le PCF place la signature d’un programme commun avec la SFIO au centre de ses objectifs. Est-ce à dire que les luttes dans la rue et dans les usines étaient devenues secondaires ?
L’opposition n’est pas aussi forte. Certes, quand on met l’accent sur la sphère politique, le social risque toujours d’être perçu comme une perturbation. Mais le PCF a toujours eu simultanément une tradition de lutte et une attention particulière aux élections. 1964 ne marque donc pas un tournant. Si on veut des changements durables, il faut accéder au pouvoir et, pour cela, il faut une stratégie politique. Du reste, les luttes dans les entreprises et la société civile ont continué à cette époque.

La prise de position du PCF pour la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1965 peut-elle être assimilée à un effacement ?
C’est un grief qui a été fait ultérieurement à la direction du PCF. L’élection présidentielle a toujours été une difficulté pour les communistes. Une candidature commune, ça se comprend très bien, ce n’est pas un principe d’effacement, mais avec qui et sous quelles conditions ? Mitterrand avait un passé Algérie française, voire vichyste, c’était difficile à avaler. Des dirigeants communistes se sont sûrement dit : « avec les casseroles qu’il trimbale, on va pouvoir le tenir », mais c’était illusoire. D’ailleurs on a assisté à un retournement : Mitterrand a fait oublier son passé trouble en montant en épingle le passage de Marchais au service du travail obligatoire (STO). D’autre part, en 1965, il y a eu peu de négociations sur le programme, donc les conditions étaient très lâches.

L’accord CGT-CFDT du 5 janvier 1966 est-il un événement important ? Quelles en ont été les conséquences ?
Très important. Cela a impulsé l’action, des mouvements multiples se sont beaucoup développés en 1966-1967 dans les usines. Il y a eu aussi une action commune vigoureuse contre les ordonnances Jeanneney réformant la Sécurité sociale dans le sens du patronat en 1967. La plateforme du 5 janvier 1966 se retrouve quasi intégralement dans le constat de Grenelle du 26 mai 1968, sauf en ce qui concerne la Sécu : c’est là le gros échec de mai 68, Pompidou s’est arc-bouté. Mais, il faut bien dire aussi que la CFDT a rompu de fait l’accord interconfédéral en appuyant à la fois les gauchistes et les réformistes à la Mendès France.

La plupart des historiens et des sociologues d’aujourd’hui présentent mai 68 comme une floraison d’aspirations nouvelles (jeunesse, sexualité, autogestion, etc.) qui auraient pris de court le PCF...
C’est un phénomène complexe et cette vision unilatérale est biaisée. Il y a eu trois dimensions. D’abord, l’aboutissement des mouvements revendicatifs antérieurs, c’est la tradition de la lutte salariale. Ensuite, la société française avait évolué et des demandes nouvelles apparaissaient : féminisme, écologie, indépendance des jeunes. Enfin, il ne faut pas nier l’ambiguïté de ces nouveaux comportements, donnant souvent dans ce que le sociologue Michel Clouscard a appelé le « libéralisme libertaire », c’est-à-dire un courant non révolutionnaire, qui esquive la lutte des classes pour un aménagement du capitalisme d’allure moderniste : la trajectoire de Daniel Cohn-Bendit l’a bien montré ultérieurement. Mais il est vrai que le PCF n’a analysé que partiellement cet ensemble à l’époque et a sous-estimé certaines aspirations.

Quels étaient les rapports entre la CGT et le PCF et comment les communistes ont-ils géré la jonction entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier ?
On connaît l’idée reçue d’une subordination du syndicat au parti. Certes, cela a été en partie vrai, par exemple avec l’attaque du PCF contre le programme de la CGT en 1953, ou avec l’ordre donné aux instituteurs par le bureau politique de quitter la CGT pour adhérer à la FEN autonome, ou avec le refus communiste face au dauphin présumé de Benoît Frachon. Avant guerre, la construction du PCF s’est faite à partir des syndicalistes, le PCF et la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) avaient une direction commune, la CGTU s’occupait des luttes et le PCF de la stratégie politique. Mais ce processus n’est pas unilatéral. À la Libération, les choses se sont passées autrement, la coopération parti-syndicat s’est bâtie autour du programme du Conseil national de la Résistance. Deux ministres communistes étaient secrétaires généraux de leurs syndicats : Ambroise Croizat et Marcel Paul. Le statut de la fonction publique qu’a fait passer Maurice Thorez a été rédigé par Jacques Pruja qui était dirigeant syndical CGT. Donc c’est plutôt la CGT qui a utilisé le parti pour faire passer ses revendications, soit une méthode travailliste, en quelque sorte !
En mai 1968, le PCF a deux grands problèmes à résoudre. D’abord, il n’a pas du tout la maîtrise du mouvement étudiant, dominé par les gauchistes. Ensuite, sur le plan politique, il n’a pas la force de contester le courant réformiste avec Mendès France et Mitterrand. Enfin, il rencontre un obstacle sur le plan international : les dirigeants soviétiques ne voient pas d’un bon œil la mise en difficulté du général de Gaulle, ils ne veulent pas que le pouvoir gaulliste tombe, alors ils font pression sur le PCF en ce sens, pour empêcher les débordements. Pendant les pourparlers de Grenelle, le bureau politique envoie Georges Frischmann (par ailleurs secrétaire général de la fédération PTT de la CGT) auprès de Georges Séguy pour hâter les conclusions. En d’autres termes, le PCF, pris entre plusieurs feux, a fait un peu ce qu’il a pu.

On a l’impression que mai-juin 68 est une victoire syndicale et une défaite politique...
C’est une victoire syndicale partielle, puisque l’annulation des ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale, qui était un des objectifs principaux, n’a pas été atteint. Mais il y a eu beaucoup d’acquis : augmentation considérable du SMIG et importante des autres salaires, réduction du temps de travail, droit syndical à l’entreprise, etc. Grenelle est un « constat » et non un « accord » : la CGT n’a rien signé et a continué les luttes, de nombreuses entreprises ont obtenu davantage fin mai et début juin.
Certes, on constate un recul électoral aux législatives de juin et la victoire du « parti de la peur », mais on a surtout assisté à l’impuissance de la gauche (et de ses deux composantes principales) à utiliser les luttes sociales pour déboucher politiquement.

Peut-on dresser un panorama de l’évolution des analyses ultérieures du PCF sur ce mouvement ?
Pas vraiment. Le sujet embarrassait. Le PCF a souvent eu du mal à mener une réflexion rigoureuse et cohérente sur ses expériences passées douloureuses ou délicates : c’est le cas sur le stalinisme, sur les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en 1956, c’est le cas aussi pour 1968. La crise internationale du mouvement communiste a beaucoup compliqué la démarche. Le PCF reconnaissait que l’URSS n’était plus forcément le modèle souhaité, mais il a fallu du temps pour commencer à proposer autre chose, par exemple avec le XXIIe congrès en 1976 et l’eurocommunisme. Cela dit, de nombreux communistes ont avancé des analyses partielles.

René Mouriaux est politiste. Il est directeur de recherche honoraire à Sciences-Po.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020