Emmanuel Macron a des idées bien arrêtées sur les syndicats. Il estime qu’ils ont trop de pouvoirs, qu’ils touchent à trop d’enjeux publics, en somme qu’ils font trop de « politique ».
Les convictions d’Emmanuel Macron
Selon Emmanuel macron, les compétences des syndicats devraient (ne devraient que) s’exercer dans le cadre de l’entreprise. Point. Pour le Président, le « dialogue social » tel qu’il s’est construit, bon an mal an, est globalement inapproprié, voire illégitime, avec des prérogatives beaucoup trop étendues. Cet état de fait, juge-t-il, dure depuis trop longtemps, en fait depuis la Libération.
Deux courts textes disent assez bien ses convictions. Dans son manifeste pour l’élection présidentielle publié en 2016 (chez XO), intitulé Révolution, un programme de près de trois cents pages, il ne consacre que quelques lignes (une vingtaine) au fait syndical. Dans le cadre d’un chapitre intitulé « Rendre le pouvoir à ceux qui font » (tout un programme !), il fustige les « appareils sclérosés », évoque « les cumulards de mandats », « une caste repliée sur elle et qui impose ses propres règles ». Certes, il se prononce pour « un syndicalisme fort ». Il dit même qu’il devrait disposer de « plus de responsabilité réelle » mais – et là est probablement l’essentiel – il borne tout de suite ses responsabilités, la compétence syndicale en quelque sorte, à un territoire précis et limité : « les branches et les entreprises ». Autrement dit : le syndicat est utile dans l’entreprise et il n’a pas vocation à sortir de cet espace, à traiter de l’emploi en général, du chômage, de la formation ou des retraites…
« La politique au sens le plus large est considérée comme le “domaine réservé” de Macron. Ce qui l’amène à entrer en conflit avec tous ceux que l’on nomme assez grossièrement les “corps intermédiaires”, syndicats, partis (ni droite/ni gauche), associations, élus, parlementaires… »
Emmanuel Macron sera plus explicite sur le sujet à la mi-mars 2017 lors d’un entretien vidéo dans le cadre d’une initiative de la CFDT. Il dit ceci (la citation est un peu longue mais elle vaut le détour) : « Le cœur de métier des syndicats, c’est la négociation au niveau de l’entreprise et de la branche et beaucoup moins la gestion des grands risques nationaux. […] L’intérêt général, c’est le législateur qui le porte parce qu’il est élu au suffrage universel. Quand on demande aux syndicats ou aux représentants des employeurs de le porter, on les décale parce que ce n’est pas leur rôle, ce n’est pas leur fonction ou leur mission. Le fonctionnement pervers que l’on a installé, c’est que l’on a demandé aux représentants des salariés et des employeurs de participer à la fabrique de la loi de manière très officielle. Et on leur a dit : faites de la politique. Ce n’est pas leur rôle. […] L’État doit redevenir courageux et il doit prendre sa part de responsabilité pour définir l’intérêt général. Je dis, moi président, je veux reprendre ma part de responsabilité sur le chômage, sur la formation continue, parce qu’ils ne sont pas à déléguer aux partenaires sociaux. […] Je veux que l’on sorte d’un équilibre qui a été défini entre 1945 et 1970 pour entrer dans le XXIe siècle. »
Ces propos, publics mais assez discrètement évoqués, on les trouve dans les archives de la CFDT, sur les sites internet de Challenges ou de L’Humanité.Ils appellent deux remarques.
« Pour Macron, le syndicat n’est utile que dans l’entreprise et n’a pas vocation à sortir de cet espace, à traiter de l’emploi en général, du chômage, de formation ou des retraites… »
Défaire le programme du Conseil national de la Résistance
Emmanuel Macron parle de mettre en cause « l’équilibre défini dès 1945… ». De quoi s’agit-il ? On se souvient que les syndicats ont conquis durant la Résistance et à la Libération une place significative dans la vie publique. Le programme du CNR de mars 1944, Les Jours heureux, un projet de démocratisation radicale tant politique qu’économique ou sociale (prévoyant entre autres l’institution des comités d’entreprise et de la Sécurité sociale) est signé par trois grands acteurs, « les représentants des organisations de la Résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques ». La CGT et la CFTC sont signataires. Une étude de 2017, signée Guy Krivopissko, La Place des syndicalistes (et du syndicalisme) dans le CNR, montre même qu’à la Libération, suite aux nouvelles affectations des uns et des autres, les syndicalistes un temps sont majoritaires à la direction du CNR. C’est le secrétaire de la CGT, Louis Saillant, qui en est élu président en septembre 1944. Ainsi les syndicats ont pris une part majeure dans le renouveau français et l’installation de son modèle social et économique. C’est ce rôle que conteste Macron quand il parle de « sortir de l’équilibre de 1945 » et d’ « entrer dans le XXIe siècle ». Ces expressions font immanquablement penser à ce vœu de l’idéologue (et affairiste) libéral Denis Kessler, dans un article provocateur (revue Challenges du 4 octobre 2007) : « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ». Il expliquait (pour s’en féliciter) que les premières mesures prises par le pouvoir sarkozyste avaient ce dénominateur commun : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du CNR. »
Un conflit avec les corps intermédiaires
La seconde remarque porte sur la conception du pouvoir selon Macron. L’intérêt général, dit-il, est défendu par l’État et l’élu du suffrage universel. Point barre. De fait, les groupes sociaux qui feraient émerger des projets alternatifs se trouvent considérés comme des entraves. Ce n’est pas une surprise : le président confirme ici une conception régressive de la démocratie, un exercice du pouvoir vertical, centralisé. La politique au sens le plus large est considérée comme son « domaine réservé ». Ce qui l’amène à entrer en conflit avec tous ceux que l’on nomme assez grossièrement les « corps intermédiaires », syndicats, partis (ni droite/ni gauche), associations, élus, parlementaires… Ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir les macroniens, qui se flattaient d’être l’émanation de la société civile, bafouer ainsi cette même société civile. Macron est caractéristique de ce que Jean-Louis Laville (Institut Polanyi), co-auteur avec Bruno Frère de La Fabrique de l’émancipation (Seuil, 2022) appelle « la technocratie modernisatrice imbue de managérialisme, autrement dit persuadée de pouvoir régler les problèmes de société par des outils de gestion ». Quand ces gens s’aperçoivent que ça ne marche pas, ils perdent pied, paniquent et virent à l’autoritarisme (en l’occurrence une instrumentalisation de la justice pour décourager les mobilisations).
« La reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale. » On rappellera, histoire de conclure, que cette revendication, qui vient de fêter son 80e anniversaire, figure en bonne place dans le programme du CNR.
La répression antisyndicale,
une longue histoire
La lutte des classes n’a jamais été un dîner de gala. Les syndicalistes en savent quelque chose, qui la mènent au quotidien et en première ligne. « Gouvernement d’assassins ! », titre, en juin 1907, une affiche de la CGT. Exagération propagandiste ? Qu’on en juge. Au début du XXe siècle, la République n’hésite pas à convoquer l’armée pour rétablir l’ordre. Malgré le droit de grève et la liberté syndicale, les autorités continuent de voir, en effet, dans chaque mobilisation sociale d’envergure les prémices d’une révolution sociale. La liste est longue, avant 1914, des vies ouvrières fauchées sous la mitraille aux quatre coins du pays. Pour leur part, inflexibles dans leur volonté de rester maîtres chez eux, les employeurs en difficulté confient volontiers leurs basses œuvres à des mercenaires issus de la pègre, des syndicats jaunes et des groupuscules d’extrême droite, à moins qu’ils ne s’adressent à des officines spécialisées dans la fourniture d’équipes de briseurs de grève.
La répression antisyndicale vient de loin et l’État donne le ton sur un terrain qui éclaire son caractère de classe. Les « lois scélérates » de 1893-1894, votées pour réprimer les « menées anarchistes », ne tardent pas à frapper les syndicalistes, régulièrement accusés d’« incitation au vol, meurtre, pillage et incendie ». Sous ce motif, plusieurs dirigeants de la jeune CGT sont condamnés à des peines de plusieurs années de prison ferme.
L’État dispose, enfin, de moyens inaccessibles au commun des patrons. Au nom de l’intérêt national, il s’extrait des règles générales du droit. En 1910, Aristide Briand, confronté à une grève des cheminots, les place, le temps de l’épreuve, sous statut militaire. La méthode, réitérée en 1920, est suivie de la révocation de 18 000 réfractaires. Après la Seconde Guerre mondiale, les réquisitions sont fréquentes et efficaces, du moins tant que les grévistes obtempèrent. À dix ans de distance, les agents des services publics, en 1953, puis les mineurs, en 1963, refusent avec succès de s’incliner.
De fait, la répression antisyndicale épouse les fluctuations de la conjoncture sociopolitique. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le pouvoir cesse de recourir à l’armée dans les conflits sociaux. La troupe est remplacée par des pelotons de gendarmerie mobile, qui, créés en 1921, sont formés à un usage à peu près proportionné de la force. Le dispositif est complété, en 1944, par la formation de compagnies républicaines de sécurité (CRS), rattachées à la police nationale. Le développement de l’État social, consolidé en 1936 et à la Libération, élargit les droits syndicaux, associe les syndicalistes à la gestion d’instances et d'organismes publics.
Avec la montée de l’influence communiste dans la CGT, la vieille crainte de subversion ouvrière se colore du soupçon de collusion avec une puissance étrangère, l’URSS. Au plus fort des affrontements de 1947-1948, Jules Moch, ministre socialiste de l’Intérieur, renoue avec les périodes Clemenceau-Briand et Daladier-Reynaud. Contre des grèves qualifiées ou suspectées d’intentions « insurrectionnelles », le gouvernement couvre les tirs des gendarmes mobiles et des CRS. Entre octobre 1947 et décembre 1948, treize ouvriers meurent sous des balles ou les coups de crosse.
Pendant des années, l’action syndicale est entravée. Les grèves donnent lieu à des déploiements imposants de forces de l’ordre, promptes à agir à la première velléité d’occupation de locaux. Arrestations préventives, perquisitions et poursuites sont de règle. En 1952-1953, elles n’épargnent pas les deux secrétaires généraux de la CGT, Alain Le Léap, emprisonné dix mois, et Benoît Frachon, contraint de plonger dans la clandestinité. Engagées dans la guerre froide et les conflits de décolonisation, les autorités hybrident leurs méthodes répressives. À Paris, le 14 juillet 1953, les policiers attaquent, arme au poing, les participants algériens à une manifestation de la CGT et du PCF. On relève sept morts, dont six Algériens.
Les acquis de 1968 et des luttes de la décennie 1970 ouvrent des droits nouveaux dans un climat d’insubordination ouvrière propice aux audaces syndicales, qu’officialisent et complètent en partie les lois Auroux de 1982. Simultanément, bon gré mal gré, les principes et les tactiques d’emploi des forces de l’ordre sont révisés.
Depuis plusieurs années, ces avancées sont remises en cause. Les contre-réformes entamées en 2016 ont accéléré le recul des libertés et de la représentation syndicales dans les entreprises, tandis que les statistiques de la répression se redressent. Entre 2017 et 2019, le site « front social uni » a recensé 10 264 condamnations, poursuites et sanctions de manifestants, grévistes et militants, sur fond d’extension aux activités syndicales des procédures qu’autorise la multiplication des lois sécuritaires et antiterroristes. Dans les rues, le maintien de l’ordre s’est durcit à compter de 2016. Plus « offensif », il accompagne l’usage de matériels à l’origine de blessures graves et l’emploi de personnels non formés à la gestion des manifestations, indice supplémentaire de la contamination des techniques d’encadrement des mouvements sociaux par celles de la répression des émeutes. Un pouvoir en perte de légitimité et résolu à passer en force ne peut que vouloir marginaliser les syndicats, y compris par leur répression.
Michel Pigenet
Gérard Streiff est rédacteur en chef de Cause commune.
Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023