Si chacun a à la fois un intérêt objectif et, souvent, un avis sur toute chose, l’engagement comme méthode de défense de ses intérêts est un processus complexe, qui rencontre un certain nombre de freins. L’un d’eux est la déresponsabilisation, conséquence directe de l’intériorisation des « rapports de production » projetés sur l’engagement.
Sous le capitalisme, les rapports de production sont l’expression d’une découpe verticale des tâches de production, conduisant à une déconnexion entre la décision et l’action productive. À ce titre, le développement de la logique du management, un ensemble de stratégies pour imposer les décisions productives prises par des gens situés en dehors de la réalité de la production, l’illustre. Le travail salarié se caractérise par la subordination, c’est-à-dire le fait d’être sous la direction et le contrôle d’un autre. La séparation entre la conception et l’exécution et la division du travail empêchent les salariés de maîtriser l’ensemble d’un
processus, et donc de s’épanouir au travail. Le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), conscient de l’influence négative des conditions de travail pour ses profits imagine un tas de solutions destinées à accroître l’illusion de la participation des salariés à la destinée de l’entreprise, sans remettre en cause la propriété des moyens de production et la déconnexion entre décision et exécution. À l’inverse, les forces progressistes expérimentent par le biais de l’économie sociale et solidaire de nouvelles méthodes de propriété sociale devant rendre effective la maîtrise des conditions et des rapports de production, au sein des limites formées par le mode de production dominant. Assemblées générales de salariés, reconnexion entre décision et action productives… sont autant d’efforts pour rendre les travailleurs acteurs de la production.
Les rapports de production se reproduisent dans la sphère de l’engagement
L’une des premières batailles des organisations de travailleurs a été la reconnaissance de l’engagement, par la conquête de droits politiques et de droits syndicaux. Afin d’apporter un cadre institutionnel à ces engagements, la démocratie libérale a développé une stratification de l’engagement pour distinguer les représentants légitimes du peuple et cantonner l’engagement valorisé socialement à une minorité d’individus. Dans la sphère politique, ce sont les élus de la République qui bénéficient de cette reconnaissance institutionnelle, corrélée à un ensemble de droits propres à l’élu. De la même manière s’effectue dans la sphère sociale une valorisation des délégués syndicaux, bénéficiant du statut de salariés protégés. Le nombre limité d’élus, dans un cas comme dans l’autre, est un frein à la reconnaissance de l’engagement du plus grand nombre.
« La séparation entre la conception et l’exécution et la division du travail empêchent les salariés de maîtriser l’ensemble d’un processus, et donc de s’épanouir au travail.»
Ceci représente un verrou à l’engagement : il y a d’un côté ceux qui sont reconnus comme engagés, et de l’autre ceux qui ne le sont pas. Se met alors en place naturellement un principe de délégation de pouvoir. Untel a du temps libéré (décharge syndicale) ou une légitimité plus grande pour agir sur le réel (parce qu’il est élu), alors les autres tendent à manifester uniquement leur avis par le vote dans les cadres institutionnels. Par la règle commune du reversement des indemnités d’élu, le parti communiste s’est toujours positionné contre cette distinction, refusant d’avoir des professionnels de la politique, contrairement à d’autres partis sociaux-démocrates ou libéraux pour qui la politique est une profession et non un engagement. Le parti politique ne doit pas être uniquement une machine de conquête de positions institutionnelles, mais un outil au service du développement des luttes politiques, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des institutions, tout en se devant d’être un outil d’émancipation des individus.
Au sein même de l’engagement, apparaît un nouveau verrou, corollaire de la division verticale de l’action militante : la déresponsabilisation. Si un « chef » est seul à avoir la maîtrise de la décision et de l’action politique, il n’y a pas d’épanouissement militant possible. Bien sûr, il n’existe pas d’absolu en matière de curseur. Aucun collectif militant ne repose exclusivement sur un seul « chef », et aucun collectif militant ne peut se passer de coordination. Mais force d’habitude, il y a un accaparement de la prise d’initiative, souvent pour les meilleures raisons du monde (urgence de la décision, légitimité politique centralisée dans une seule main, maîtrise écrasante de la technicité des dossiers), mais qui produit un repoussoir à l’engagement militant.
La déresponsabilisation est un processus dynamique, acteur d’un renforcement de la division verticale des tâches militantes. Ainsi, si je ne fais que distribuer le samedi sur mon marché, je vais finir par ne même plus participer à la décision de ce que je distribue sur mon marché. À l’inverse, si je suis dans une position socialement reconnue, je vais intervenir dans des débats, prendre des décisions, clore des discussions, et donc accroître mon poids politique propre. Au risque que le fossé se creuse…
Des clés existent pour dépasser ces rapports d’engagement inégalitaires
Parce que « la révolution ne se fera pas sans un salariat organisé » (voir Cause Commune n° 4 ), toutes les méthodes de responsabilisation doivent être mises en œuvre afin de rendre toujours plus massive et plus efficace l’action politique révolutionnaire, indispensable à toute conquête politique de progrès social.
« Le projet communiste pose comme un préalable l’idée que tous sont capables. Capables de quoi ? De prendre le pouvoir sur leurs vies, sur les richesses qu’ils produisent, sur l’avenir du pays et du monde. » (Marine Roussillon, Carnets Rouges, n° 5). Ce préalable est indispensable pour viser le dépassement des aliénations, c’est-à-dire l’expérience communiste. Ce discours de confiance est un point de rupture avec le vécu des gens, qui doit ouvrir la voie à un nouveau paradigme : nous avons tous la possibilité de prendre nos vies en main, individuellement au sein d’un collectif organisé. Ce dépassement de la déresponsabilisation est d’abord intrinsèque, car il repose en premier lieu sur la possibilité de battre en brèche l’autocensure militante. Celle-ci peut aller du sentiment d’illégitimité à prendre la parole en réunion à celui de prendre des responsabilités. Dans tous les cas, elle est l’expression de l’intériorisation d’un sentiment d’incapacité personnelle, couplée à une valorisation d’autrui considéré comme plus capable ou plus légitime que soi pour réaliser une tâche complexe ; et tout ceci procède d’une reproduction de rapports de production déresponsabilisant dans la sphère militante.
« Le parti politique ne doit pas être uniquement une machine de conquête de positions institutionnelles, mais un outil au service du développement des luttes politiques, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des institutions, tout en se devant d’être un outil d’émancipation des individus.»
Pour changer cela, le discours seul est insuffisant, et c’est par une dialectique entre le discours et l’action que les choses peuvent évoluer vers une responsabilisation de chacun au sein d’un collectif. Le premier outil est sans doute la responsabilisation par tâche. Indifféremment des responsabilités des uns et des autres, et par-delà le préalable indispensable qui est la prise de parole de chacun, nous sommes toutes et tous en capacité de réaliser des tâches militantes coordonnées. Ainsi, après chaque temps de coordination, chacune et chacun doit pouvoir repartir avec une tâche militante accessible à réaliser avant le temps de coordination suivant, tâche qui ne doit pas lui être imposée par un chef mais prise en main par l’individu au service de l’action collective coordonnée. Toute tâche militante doit ainsi être l’expression d’une connexion entre décision et action politique. La tâche peut être simple (rappeler trois ou quatre camarades pour la prochaine distribution) ou complexe (écrire un tract), mais doit permettre de mettre en application l’intellectuel collectif émanant de la réunion. Rappeler et convaincre des camarades de venir à une action militante nécessite d’expliquer les raisons de cette action, ce qui permet d’autant mieux de les intérioriser soi-même, et ainsi d’échapper à la déresponsabilisation. La responsabilité par tâche n’est qu’une étape conduisant à la responsabilisation sectorielle par la maîtrise collective de la décision politique : l’objectif étant d’apprendre à coordonner un projet dans un secteur particulier, ainsi que tout le cheminement conduisant à sa réalisation (prise en compte des aspirations des camarades, définition et adaptation de toutes les tâches particulières, répartition de celles-ci, suivi de leur réalisation, bilan…).
La prise en compte de cette dialectique entre discours et action doit conduire à se doter d’outils plus généraux pour accompagner cette dynamique visant aussi bien l’épanouissement que l’émancipation des individus. Le premier de ces outils est la formation, intellectuelle et pratique, permanente. Formelle ou informelle, elle est le pont entre la déclaration « tous capables » et la prise en main effective de chacun sur la destinée du pays et du monde. La formation doit donc être pensée comme un outil de progression adaptable, une boîte à outils dont le militant se saisit pour s’approprier des grilles de lecture et des clés utilisables dans son action politique quotidienne.
La lutte contre la déresponsabilisation individuelle est un enjeu de premier ordre et demande une attention de tous les instants, tant de la part de celles et ceux qui risqueraient de se déresponsabiliser au profit d’autres qu’ils ou elles jugent plus capables, que de la part de celles et ceux, souvent ceux, qui risqueraient, la plupart du temps avec les meilleures intentions du monde, de conduire les autres à se déresponsabiliser en prenant tout à leur charge.
Simon Lahure est militant communiste (Isère).
• Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018