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La perspective critique développée par Marx permet de penser la domination spécifique que subissent les femmes sans les penser comme une classe ayant des intérêts opposés à ceux des hommes.

C’est dans ses années de jeunesse, dans le courant de son passage de la démocratie radicale au communisme que Marx découvre la question de l’émancipation des femmes à travers d’abord le philosophe matérialiste Ludwig Feuerbach mais aussi les socialistes et communistes français et enfin à travers la lecture des enquêtes sociales de son temps. Dans le courant de l’été 1844, la question des femmes fait sa première apparition en tant que problème. Premièrement, sous l’influence de Feuerbach, la question des femmes renvoie à la relation entre les sexes et vers la relation entre les générations. Deuxièmement, il est amené à penser la relation aliénée que l’homme entretient avec la femme. Dans ce cadre, la relation entre les sexes prend une autre orientation. Sous l’influence des socialistes et communistes français, Marx est conduit à considérer la relation entre les sexes à l’aune des rapports de propriété privée.

« Dès 1845, l’un des plus grands penseurs du communisme pose déjà la maternité comme une activité à la fois naturelle et historique. »

Deux problèmes apparaissent déjà selon nous. Premièrement, Marx n’est pas en mesure de penser la relation aliénée entre les sexes dans la réciprocité. S’il est capable de poser ce qu’est la femme pour l’homme dans le cadre d’une analogie de la femme avec ce qu’est la nature pour l’homme, il ne parvient pas à saisir ce qu’est l’homme pour la femme. Deuxièmement, Marx n’est pas en mesure de mettre en lumière la spécificité de la propriété privée familiale. En effet, dans les Manuscrits de 1844, Marx utilise indifféremment l’expression « propriété privée » pour désigner à la fois les rapports entre le capital et le travail et les rapports entre les sexes. Or nous pouvons penser que ces rapports ne sont pas exactement de même nature. À cette époque, Marx n’a pas encore mis au clair ce qu’il entend par « prolétariat » et « classes sociales », et il n’est pas encore en mesure de saisir les problèmes que pose l’usage indifférencié de l’expression « propriété privée » pour parler à la fois des rapports sociaux dans le monde du travail et des relations entre les sexes dans l’espace domestique.

La propriété privée familiale
Ce n’est qu’en 1845, au moment de la rédaction de L’Idéologie allemande, que Marx est en mesure de donner le « concept » de la propriété privée familiale. C’est alors qu’apparaît sous sa plume le terme « famille », qui restera très présent dans la suite de son œuvre. Premièrement, la famille est un « moment » fondamental de l’activité humaine, elle renvoie à l’activité procréatrice. Cette dernière, avec la production des moyens d’existence, désigne l’un des côtés de l’activité sociale fondamentale. Cela implique que, dès 1845, l’un des plus grands penseurs du communisme pose déjà la maternité comme une activité à la fois naturelle et historique. Autrement dit, la production de nouveaux êtres humains n’est pas renvoyée à une nature immuable mais elle est également porteuse d’une dimension proprement sociale et historique.

« Son analyse conduit à mettre en lumière les processus contradictoires d’individualisation des “membres” de la communauté familiale à partir de l’entrée massive des femmes et des enfants dans le monde social du travail. »

Deuxièmement, le terme « famille » permet à Marx d’identifier l’origine de la division du travail et de la propriété privée. Mais, si l’origine de la division du travail et de la propriété privée, c’est-à-dire ce qui sera au fondement des classes sociales, se trouve bien dans la famille, les femmes ne constituent pas pour autant une classe sociale. Cela pour la simple raison que la division sexuelle du travail et, avec elle, la propriété privée familiale, ne connaissent pas un développement suffisant pour faire des femmes une classe sociale. Dans ce cadre, la lecture proposée par Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, d’après laquelle les femmes constitueraient une classe sociale ne correspond pas tout à fait à la position de Marx. Troisièmement, le terme « famille » renvoie vers la famille envisagée d’un point de vue empirique. Marx est, en effet, amené à considérer que la famille ouvrière ne relève plus du concept de famille. Ici se pose un problème d’ordre logique pour Marx. Marx a commencé par considérer que l’une des caractéristiques principales du prolétariat est d’être « sans propriété » ou « non propriétaire », dans ces conditions, si telle est la définition du prolétariat, il n’est pas possible de poser qu’il existe de la « propriété privée familiale » pour la classe ouvrière. Mais, de cette manière, Marx ne peut plus penser les contradictions entre les sexes et en particulier les rapports de domination entre les sexes et entre les générations au sein de la classe ouvrière.

Les femmes, des prolétaires à part entière
La lecture du livre I du Capital est susceptible de lever certaines ambiguïtés. Marx est conduit à réintroduire un minimum de division sexuelle du travail et donc de propriété privée familiale dans la classe ouvrière. Plutôt que de partir du constat d’une dissolution de fait de la famille ouvrière, Marx procède à rebours : il s’agit maintenant d’analyser le processus de dissolution de la famille ouvrière. Son analyse conduit à mettre en lumière les processus contradictoires d’individualisation des « membres » de la communauté familiale à partir de l’entrée massive des femmes et des enfants dans le monde social du travail. C’est ce processus historique qui fera des femmes et des enfants « des prolétaires comme les autres ».
Si Marx n’a pu être témoin de la naissance des grands mouvements sociaux pour l'émancipation politique des femmes, l’actualité de son analyse est éclairante à plus d’un titre, tant d’un point de vue théorique que politique. Premièrement, elle montre que la critique sociale, de même que les revendications politiques ou syndicales ne peuvent maintenir le temps de la vie au travail et le temps de la vie domestique dans une « séparation ». Les individus en âge de travailler ont un emploi du temps qui implique la circulation permanente entre le foyer et le monde du travail. Or ce qui se passe dans le monde du travail conditionne le temps de vie domestique et réciproquement.
Deuxièmement, dans la mesure où chez Marx les femmes ne relèvent pas d’une classe sociale mais qu’elles sont, en revanche, des prolétaires à part entière en ce qui concerne la classe ouvrière, c’est au sein des organisations politiques et syndicales qui représentent l’intérêt général (à la fois social et politique) de leur classe que les femmes doivent pouvoir revendiquer leur émancipation. Autrement dit, la lecture de Marx permet d’entretenir un rapport critique avec les logiques identitaires : les femmes peuvent se saisir en tant que catégorie de sexe déterminé mais à la condition de pouvoir s’envisager dans un tout plus large qui est celui de la communauté de classe. Néanmoins, les organisations de classe doivent également veiller à permettre le plein développement des composantes individuelles. La perspective communiste vise le développement total des individus, mais un développement total de l’individu implique de se saisir comme une « partie » du tout et non pas comme le tout lui-même. La lutte féministe révolutionnaire est donc partie prenante d’une politique de classe communiste qui aspire à l’abolition de la division du travail et de la propriété privée. Dans cette perspective communiste, chaque individu, quel que soit son sexe, a sa part à prendre.

Saliha Boussedra est docteure en philosophie. Elle est responsable de la rubrique Féminisme de Cause commune.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018