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Dans cet entretien, l’historien Jean Sève revient sur la réflexion menée en commun avec son père à la fin des années 2010 autour de la visée postcapitaliste. Il donne également un aperçu de l’emploi du temps de celui qui fut, pendant de nombreuses décennies, un infatigable travailleur.

CC : En 2006, vous avez publié l’ouvrage : Un futur présent, l’après-capitalisme, (La Dispute). Le titre fait écho à la célèbre définition donnée par Marx du communisme comme « mouvement réel », à laquelle Lucien Sève faisait lui-même souvent référence. Que faut-il entendre par « futur présent » ?

Jean Sève : L’histoire de ce livre remonte à l’année 1999. Je fus alors frappé par la profusion de signes annonçant une crise financière imminente (qui se concrétisera finalement par l’éclatement de la « bulle Internet ») comme je le fus plus encore, dans les années suivantes, par celle de 2007-2008 et qu’en toute modestie, sans en connaître tous les tenants et aboutissants, j’ « annonçais » dans mon livre publié en 2006, et ce, essentiellement voire uniquement, sans être économiste de formation, à partir de la lecture de la presse quotidienne nationale, que j’ai toujours prise pour une formidable ouverture sur le monde réel, par-delà les discours idéologiques et les non-dits journalistiques. Plus fondamentalement, je prenais au sérieux les concepts empruntés à Marx de « présupposition », renvoyant lui-même à la Voraussetzung hégélienne, et à Ernst Bloch de « possible » s’objectivant en des formes variées, témoins de contradictions arrivées à plus ou moins grande maturité, possibles indicateurs, en négatif ou en positif, de futurs potentiels, certains apparaissant comme des possibles réels, « réalisés », des « déjà-là ».
Je rappelai, en guise de remarque liminaire que la Révolution française s’est préparée longtemps à l’avance et que les premières sociétés par action naissaient dans la société d’Ancien Régime, aux alentours de 1700, préfigurant la société capitaliste anonyme du XIXe siècle. Ainsi, aujourd’hui, l’extraordinaire développement des qualifications des individus (en avril 2020, la part des diplômés de l’enseignement supérieur parmi les 30-34 ans a dépassé les 40 % selon une étude récente d’Eurostat) rend possible (seulement possible) la création par eux de start-up (ou même l’auto-entreprenariat) ou encore la reprise de leur entreprise sous la forme de coopérative. Lors de l’actuelle pandémie de la covid-19, l’hôpital français a, de fait, été en partie dirigé par les soignants eux-mêmes, face à la défaillance des cadres traditionnels de l’hôpital et de l’État. L’autogestion devient un possible parfaitement identifié, à travers l’immense réseau associatif, l’économie sociale et solidaire, voire, paradoxalement, à travers l’autonomisation, certes aliénée, des unités de production à l’intérieur même des firmes transnationales. Ces processus, aux conséquences décisives, ne sont possibles qu’au profit d’un formidable retour d’expérience accumulé, un effort permanent, effectué par les acteurs eux-mêmes, de formation et de contestation d’un système où le travail est fondamentalement prescrit. Il constitue un des présupposés majeurs de la société sans classes et ouvre des possibles dans la voie de l’auto-organisation, de la co-élaboration et de la codécision sur les lieux de travail. En ce sens, un « futur présent » d’une telle ampleur, un déjà-là aussi manifeste, présuppose à la fois une crise déjà avancée du capitalisme à travers ses rapports de production (comment continuer à penser le travail sous la conduite d’un manager mû par une seule finalité capitaliste) mais également, dans le même temps, son dépassement possible. Il n’y a là nulle utopie, nulle projection idéalisée dans le futur mais constat d’un présent riche de potentialités révolutionnaires.

« L’autogestion devient un possible parfaitement identifié, à travers l’immense réseau associatif, l’économie sociale et solidaire, voire même, paradoxalement, à travers l’autonomisation, certes aliénée, des unités de production à l’intérieur même des firmes transnationales.»

C’est dans cette voie que j’entrepris de recenser toutes ces formes que j’appelai alors « futurs présents ». Je poursuivis cette démarche dans un second ouvrage, paru en 2017, intitulé Trois crises, deux issues, analysant non seulement les impasses mortifères des politiques néolibérales, mais plus encore la crise terminale d’un capitalisme mondialisé sous la forme d’un futur déjà-là et, par là, la sortie possible des sociétés de classes. Tout ce travail, il faut le reconnaître, eut une faible visibilité, même si ces thèmes aujourd’hui sont plus ou moins repris et totalement d’actualité.

CC : En 2018, La Dispute publie un long entretien entre votre père et vous-même, intitulé Capitalexit ou catastrophe. Pourquoi ce travail en duo ? Et comment passe-t-on d’une relation filiale à une forme de travail commun ?

JS : Depuis que je suis en mesure de comprendre des développements théoriques souvent difficilement accessibles, du moins à celui qui n’a aucune formation philosophique, et donc depuis mon initiation à la philosophie, qui date très clairement du lycée, mon père m’entretenait régulièrement de ses travaux. J’ai vu donc défiler tous ses écrits en cours d’élaboration depuis les années 1970-1972. Cela fait donc cinquante ans que mon père et moi échangions (il est vrai que j’ai été longtemps plus auditeur qu’acteur) et, ces vingt dernières années, parallèlement à mon métier d’enseignant, nous avons chacun co-préparé et co-élaboré nos textes. J’y étais vraiment à bonne école !
Mais c’est en partie à cause de la faible audience de mon dernier essai (comme d’ailleurs de sa propre tétralogie) que l’idée d’un dialogue animé par nous est née. Il s’agissait par ce livre de reprendre les grands thèmes de nos conversations et sur la base d’un certain consensus théorique, aborder les questions pratiques autrement plus épineuses. Cette initiative clairement « paternelle » entrait en résonance avec la rédaction de son tome IV, sur le communisme, dans laquelle il était pourtant complètement immergé. Mais elle partait aussi du constat de la faible audience de ces idées, dans un contexte clairement marqué par un réformisme plus ou moins radical sans véritable horizon, frappés que nous étions par son inaudibilité. Nous étions tous deux consternés par la visible maturité de la crise du capitalisme mondialisé et donc du « boulevard » dessiné par cette crise (rendant nécessaire un processus postcapitaliste) et la faiblesse insigne de la « gauche » incapable d’offrir un horizon crédible. Cela nous scandalisait et nous angoissait. Mon père pensait possible tout simplement la fin de notre humanité, ce qu’il a à plusieurs reprises formulé.

« Son dernier ouvrage repose sur une analyse extrêmement fouillée de toute l’histoire du “communisme”. Il marque un apport tout à fait décisif à des questions essentielles comme celle portant sur le conflit socialisme/communisme. »

Les quelques mois que nous avons passés ensemble, lors de l’été 2018, nous ont permis non seulement d’affûter nos arguments mais surtout de combiner démarche théorique forte et concrétisation pratique sur le terrain. C’est ici que toute l’expérience politique d’un philosophe engagé depuis plus de soixante-dix ans dans la vie politique, doublé d’une plume on ne peut plus alerte, a été déterminante. La dernière partie du livre aborde la formation de collectifs thématiques à visée clairement postcapitaliste. Elle a débouché, pour ma part non sans une certaine jubilation, sur la formation d’un collectif « Initiatives Capitalexit », lui-même adossé à plusieurs collectifs thématiques déjà constitués (cf. le site dédié : https://capitalexit.org/). Cette concrétisation d’un projet qui lui tenait beaucoup à cœur valide deux ans de travail et d’efforts.

« Nous étions tous deux consternés par la visible maturité de la crise du capitalisme mondialisé et donc du “boulevard” dessiné par cette crise (rendant nécessaire un processus postcapitaliste) et la faiblesse insigne de la “gauche” incapable d’offrir un horizon crédible. »

CC : On sait que Lucien Sève dans son maître-ouvrage, Marxisme et théorie de la personnalité, voyait dans l’emploi du temps « la réelle infrastructure de la personnalité développée ». Pouvez-nous dire quelque chose de l’emploi du temps de votre père ? De son évolution au cours de votre vie ?

JS : Je me garderai bien, ici, de commenter ce concept qui a effectivement beaucoup compté. L’image que je garderai de lui, à n’en pas douter, est celle d’une personne qui a, littéralement, voué sa vie à son travail « philosophique », pris au sens très large, à la fois théorique et pratique. Je ne connais personne qui ait travaillé autant, avec une telle constance, et je garderai à jamais l’image de mon père à son bureau. L’immensité de son œuvre est, en conséquence, tout particulièrement impressionnante. Pour ne prendre que cet exemple trivial, il avait, depuis très longtemps, préparé sa propre disparition et rangé dans des cartons tous ses articles et toutes ses archives : on peut clairement aligner les dizaines de mètres linéaires ! Doté d’une mémoire hors du commun, il avait acquis une connaissance des textes qui en bluffait plus d’un, parfois à leur plus grand détriment. Ainsi son emploi du temps était en très grande partie commandé par le travail, alimenté par de très nombreuses lectures. Si un emploi du temps est très révélateur sur la personne, sa bibliothèque l’est tout autant. Riche d’une vaste culture qui lui permettait non seulement d’intervenir dans le champ philosophique, dans celui de l’éthique ou, bien sûr, dans le champ politique, il avait également une solide formation historique et je considère que l’un de ses derniers ouvrages, sur Octobre 1917, est une véritable leçon critique pour pas mal d’historiens.
Son dernier ouvrage repose sur une analyse extrêmement fouillée de toute l’histoire du « communisme ». Il marque un apport tout à fait décisif à des questions essentielles comme celle portant sur le conflit socialisme/communisme et son règlement provisoire à la veille de la Première Guerre mondiale, sur la nature de l’expérience révolutionnaire engagée par Lénine après 1917 et la découverte par lui de l’immaturité du communisme en Russie, et enfin sur la nature a-communiste du stalinisme, voire son abandon du socialisme conçu en tant que transition vers le communisme. À n’en pas douter, ce livre fera date.

« Il y a fort à parier qu’on continuera à découvrir et à redécouvrir l’apport de Lucien Sève à la pensée-Marx et plus généralement à l’analyse matérialiste et dialectique de notre monde. »

Mais Lucien Sève, c’était aussi, pour nous tous, le centre d’une famille, pris au sens large. Il « recevait » à Bagneux et sa cuisine était unanimement appréciée. Ces moments conviviaux étaient particulièrement appréciés, notamment par ses petits-enfants. Par là, il continuait le savoir-faire de sa mère, « cordon-bleu » et dont on conservait, tous, un souvenir ému. À 93 ans, il animait ces moments familiaux et beaucoup s’étonnaient encore, malgré une moindre mobilité, de sa vigueur. On peut affirmer que sa sociabilité, son humanité étaient partout appréciées.
Pour avoir recueilli, avec force enregistrements et depuis des années, les souvenirs de celui qui aura eu une vie extra-ordinaire, pour avoir commencé à dépouiller un immense héritage archivistique, qui sera accessible aux chercheurs à terme, il y a fort à parier qu’on continuera à découvrir et à redécouvrir l’apport de Lucien Sève à la pensée-Marx et plus généralement à l’analyse matérialiste et dialectique de notre monde.

Jean Sève est agrégé d’histoire. Entretien réalisé par Florian Gulli.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020