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Les interventions de Lucien Sève au sein des débats marxistes des années 1960 sont étroitement liées au contexte de la philosophie française de l’époque. Elles doivent notamment être mises en regard des prises de position de Roger Garaudy et Louis Althusser.

Au début des années 1960, Lucien Sève fait partie de la dernière génération des intellectuels communistes, celle de La Nouvelle Critique (NC). En dehors de la figure tutélaire et discrète de René Maublanc (né en 1891), les précédentes générations – de Henri Lefebvre à Jean-Pierre Vernant – ont pris des distances, avec le PCF et avec le « marxisme-léninisme » officiel. Un quart de siècle sépare les plus anciens (Henri Lefebvre est né en 1901) des nouveaux (Lucien Sève naît en 1926) : ce court laps de temps est un gouffre.
En décembre 1948, quand le PCF lance la NC, il la sous-titre « Revue du marxisme militant », ledit marxisme étant défini comme « une doctrine militante et non un matériel de spéculation désintéressée ». Le monde étant plongé dans la guerre froide, le champ de l’idéologie est lui-même celui d’une guerre. On ne débat pas : on combat… Louis Althusser et Lucien Sève sont alors « à leur créneau », comme tous leurs camarades.

Le raz de marée opportuniste de 1956
Or la décennie qui s’ouvre en 1956 percute cette génération de plein fouet. Avec l’amorce de la déstalinisation, le communisme mondial se clive : d’un côté ceux qui renâclent, à l’instar de Mao Zedong et de Maurice Thorez ; de l’autre côté, ceux qui pensent que Khrouchtchev ne va pas assez loin, comme le Yougoslave Tito et Palmiro Togliatti, le leader du PC italien. À la NC, le choix est fait : le danger principal est à droite. « C’est le raz de marée opportuniste de 1956 qui a bouleversé mon chemin », écrit Lucien Sève à son ami Louis Althusser, le 2 décembre 1967.
Au début des années 1960, pour Lucien Sève et ses camarades de la NC, le symbole de cet opportunisme est Roger Garaudy. En 1961, celui que l’on considère comme le philosophe officiel du parti – il est membre du bureau politique – s’appuie sur Louis Aragon qui, depuis deux ans, a lancé son grand combat pour débarrasser le communisme de « l’art de parti ». Roger Garaudy propose d’étendre « la démarche Aragon » d’ouverture à tout le champ intellectuel, et notamment au dialogue avec les chrétiens. Pour lui, il est possible d’aller au-delà du simple compagnonnage politique : entre le militantisme spirituel des chrétiens et l’engagement politique des communistes, il n’y a pas de muraille infranchissable. L’humanisme ne peut-il être une passerelle entre les deux ? Ailleurs en Europe, l’Espagnol Jorge Semprun, le Polonais Adam Schaff ou l’Autrichien Ernst Fischer ont la même intuition.

« L’alliance politique ne se confond pas avec le compromis idéologique.»

Aux yeux de Lucien Sève, la ligne rouge est franchie. En janvier 1961, alors qu’il va devenir membre du comité central, il ouvre le feu dans le huis clos du comité de rédaction de la NC : la démarche Aragon n’est pas applicable à la théorie ; l’alliance politique ne se confond pas avec le compromis idéologique. Très vite le débat s’enflamme et s’étend. Les lettres se multiplient, les réunions de conciliation s’égrènent, le numéro deux du PCF, Waldeck Rochet, tente même une synthèse entre la « gauche » et la « droite ». En vain… La controverse reste, explicite ou latente, jusqu’à la mise à l’écart et au départ de Roger Garaudy, en 1970.

Opportunisme ou sectarisme
Entre-temps le débat s’est complexifié. En 1961, Maurice Thorez a compris que la guérilla contre Khrouchtchev est inutile. Dans le mouvement communiste, « l’ennemi principal » s’est déplacé : ce n’est plus l’ « opportunisme » mais le « sectarisme ». La rupture sino-soviétique rompt le compagnonnage de Mao et de Maurice Thorez. Pour le leader chinois, le PCF est passé du côté du « révisionnisme ».
Louis Althusser, jusqu’alors absent des débats philosophiques internes, partage cette sensibilité. Le PCF ne peut pas verser dans cet humanisme vaporeux, qui se réclame du « jeune Marx » et qui n’a rien de marxiste. Le Marx d’avant 1844 n’est pas encore le « vrai » Marx des communistes. Le marxisme n’est pas un humanisme, mais un « anti-humanisme théorique ».
Dès cet instant, le conflit semble s’épurer. D’un côté se trouvent ceux qui pensent que l’opportunisme reste le danger principal, que Mao voit plus juste que Khrouchtchev, que le Marx de la maturité a su rompre avec celui de la jeunesse et que le marxisme n’est pas un humanisme. En France, Louis Althusser est en première ligne, avec ses élèves de l’ENS (Étienne Balibar, Jacques Rancière, Dominique Lecourt, Alain Badiou, Pierre Macherey…). De l’autre côté sont ceux qui pensent que la critique de Staline est vitale pour le communisme, que l’URSS a raison contre la Chine, que l’humanisme est constitutif du communisme et que le sectarisme est l’ennemi principal.

« La direction du PCF voit bien que l’anti-humanisme théorique contredit l’ouverture politique de l’union de la gauche, mais elle ne veut pas altérer le monopole communiste de la radicalité révolutionnaire. »

La direction du PCF voit bien que l’anti-humanisme théorique contredit l’ouverture politique de l’union de la gauche, mais elle ne veut pas altérer le monopole communiste de la radicalité révolutionnaire. Il y a donc bien pour elle deux dangers, celui de droite qu’incarne Roger Garaudy, celui de gauche défendu par Louis Althusser. Une fois de plus, la juste politique communiste consiste à naviguer entre les deux écueils. Le marxisme n’est pas un humanisme comme les autres et Roger Garaudy « l’Italien » a tort ; mais, même prolétarien, il est un humanisme et Louis Althusser le « prochinois » n’a pas raison. Lucien Sève est piégé : lui qui n’a rien d’un « centriste » en théorie est contraint de s’aligner politiquement au centre. En 1961, les protagonistes sont Roger Garaudy et Lucien Sève ; en 1965 Louis Althusser fait face à Roger Garaudy, alors soutenu par Louis Aragon.
Il est vrai qu’il n’y a pas que des questions politiques directes. Le début des années 1960 voit poindre ce qui va être un nouveau choc pour l’univers des marxistes. L’anticolonialisme, le guevarisme, le gramscisme italien ou la révolution culturelle chinoise ont éloigné du PCF une part des jeunes générations intellectuelles qui l’avaient rejoint auparavant. De plus le marxisme est directement concurrencé par des courants intellectuels à l’intérieur de sciences sociales alors en pleine expansion.
Jusqu’alors, l’existentialisme de Sartre et de Merleau-Ponty était au cœur de la controverse, autour des notions d’engagement et de liberté. Avec les années 1960, le marxisme, le personnalisme chrétien et l’existentialisme se trouvent perturbés, à parts égales, par l’essor de disciplines qui délégitiment les pensées de l’homme en général. L’anthropologie sociale, la linguistique, la sémiologie, la sémantique, la psychanalyse font éclater les images classiques de la libre détermination et contestent l’importance du sens, historique, existentiel ou transcendantal.
Que devient le marxisme dans tout cela ? La plupart des lieux de production intellectuelle du monde communiste choisissent la défense, soulignant les limites des théories structurales ou psychanalytiques et valorisant la portée heuristique et globale du parti pris marxiste. Lucien Sève, par exemple, s’essaie après 1966 à combiner l’acceptation politique de la politique d’union de la gauche, la pratique savante d’un domaine (la psychologie) et le retour exigeant et érudit aux textes fondateurs.

« Lucien Sève s’essaie après 1966 à combiner l’acceptation politique de la politique d’union de la gauche, la pratique savante d’un domaine (la psychologie) et le retour exigeant et érudit aux textes fondateurs. »

Obsédé par sa déconstruction de l’humanisme, moins attaché à la lettre du corpus marxien, Louis Althusser assume au contraire le rôle joué par Georges Canguilhem dans sa propre trajectoire, côtoie Jacques Lacan et dialogue avec Claude Lévi-Strauss. D’une certaine façon, il recherche la synthèse de la rigueur doctrinale prêtée à Mao et de la radicalité critique portée par la vision structuraliste de l’humaine condition. À sa manière, il pratique l’ouverture de Roger Garaudy, mais en direction des « anti-humanistes » et pas au nom de l’humanisme.
L’opposition interne au monde communiste intellectuel n’est plus duale. Elle tourne peu à peu à l’éclatement. Face à cela, la direction alterne la prudente neutralité et le rappel à l’ordre, quand le désaccord théorique frôle l’hérésie politique. La liberté prônée à Argenteuil vaut pour l’art et la littérature, pas pour les sciences sociales ni pour la théorie où le collectif partisan a le dernier mot. Le pragmatisme est le maître mot : on combat Garaudy après 1966, on égratigne Althusser, on ménage Sève, sans pour autant l’adouber.
Au bout du compte, le pragmatisme n’enraie pas la crise et laisse l’organisation partisane sans ossature intellectuelle attractive. Mais c’est une autre histoire… 

Roger Martelli est historien. Il est agrégé d’histoire.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020