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Lucien Sève a été membre du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé de 1983 à 2000. Cette activité l'a amené à travailler sur des questions dont l'actualité est de plus en plus nette, comme celle de la personne humaine ou de l'information scientifique.

C’est avec une grande émotion que je me souviens de la collaboration amicale et féconde qui s’était établie entre Lucien Sève et moi à l’occasion de notre activité commune au sein du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Nous avons travaillé en son sein pendant dix-sept ans, depuis sa création en 1983, et nous avons pu suivre ensemble son évolution. La dénomination de bioéthique, popularisée par les médias, nous semblait inappropriée, en ce qu’elle suggérait une sous-discipline de la biologie comme la biochimie ou la biophysique. Au contraire, les problèmes éthiques, avec leurs prolongements sociaux et politiques, sont le plus souvent posés et créés de toutes pièces par les techniques biologiques et médicales, sans que ces mêmes sciences et techniques puissent apporter à elles seules des solutions acceptables par tous, ou presque. D’où la nécessité de naviguer entre deux écueils : considérer qu’il s’agit d’un domaine réduit aux seules sciences biologiques, ou, à l’inverse, ignorer les détails des pratiques scientifiques, théoriques et appliquées, à l’origine de ces problèmes. Il était donc indispensable d’associer d’autres disciplines à la biologie proprement dite comme sources d’inspiration, la philosophie devant évidemment y jouer un rôle incontournable.

« Lucien Sève accepta de rédiger un rapport important sur la notion de “personne humaine”, à partir de points de vue religieux et philosophiques les plus contradictoires sur des questions relatives à l’expérimentation sur l’embryon. »

La notion de « personne humaine »
Malgré nos engagements philosophiques différents, je m’aperçus très vite que Lucien Sève dans ce Comité d’éthique, tenait la place d’un philosophe honnête malgré – ou à travers, ou grâce à ? – sa fidélité de militant politique. Nous avons pu apprécier ensemble l’importance d’un certain pragmatisme pour analyser au cas par cas ces problèmes éthiques, sociaux et culturels dont nous avions à débattre. C’est ainsi qu’il accepta de rédiger un rapport important sur la notion de « personne humaine », telle qu’elle avait été débattue, à partir de points de vue religieux et philosophiques les plus contradictoires sur des questions relatives à l’expérimentation sur l’embryon qui se posaient déjà et n’ont pas encore cessé de se poser.

« Contrairement à ce que l’on croit, il est beaucoup plus facile dans une discussion de s’accorder sur des conclusions que sur les motivations et le raisonnement qui conduisent à ces mêmes conclusions. »

L’éthique de l’information scientifique
De même, nous avons été amenés, en 1995, à être coauteurs d’un rapport du Comité sur l’éthique de l’information scientifique, indispensable en démocratie mais problématique, quand elle est transmise par les médias au grand public et qu’elle est transformée en communication. Les problèmes que nous y avions analysés se posent aujourd’hui de façon explosive avec le règne des réseaux sociaux, où l’information scientifique jusque dans sa source est de plus en plus contaminée par la communication.
À côté de notre participation active aux travaux du Comité d’éthique, nos échanges théoriques ont été à la source de ma contribution à un livre collectif sous sa direction sur la notion de « dialectique », telle qu’on pouvait la trouver dans la tradition philosophique, hégélienne et marxiste essentiellement, et dans certains aspects de mon travail sur l’auto-organisation biologique : Sciences et dialectiques de la nature (La Dispute, 1998). Comme cela peut apparaître dans le dialogue publié dans ce livre, sans être tout à fait d’accord sur la signification de ce mot, nous avons pu finalement nous accorder sur son usage.

« Nous avons été amenés, en 1995, à être coauteurs d’un rapport du Comité sur l’éthique de l’information scientifique, indispensable en démocratie mais problématique, quand elle est transmise par les médias au grand public et qu’elle est transformée en communication. »

Je vois là l’effet d’une expérience assez générale, inattendue et enrichissante, sur la logique de l’argumentation, que l’on peut tirer de notre participation aux débats d’éthique de la recherche. D’une part, alors que la science telle que nous l’avons connue est peut-être en train de se dissoudre dans les opinions ou les sondages sur ce qui plaît ou ne plaît pas, sur les « like » et les « don’t like » du réseau social, nous pouvons peut-être encore, malgré tout, être relativement optimistes et faire confiance à ce qu’on a appelé « la vérité, fille du temps ». Cette expression est une formule ancienne reprise par Francis Bacon à la fin du XVIe siècle, qui exprimait sa confiance en la science à ses débuts, comme dévoilement de vérités cachées dans la nature, qui se feraient un chemin, sur le long temps. Mais d’autre part, on peut aussi découvrir une source d’optimisme dans la structure de l’argumentation telle qu’on peut l’observer dans les comités d’éthique où l’on discute sur ce qu’on doit faire, ce qui est légitime et admissible ou pas dans telle ou telle situation, à partir de visions du monde, philosophiques, idéologiques, politiques ou religieuses très différentes.
Une démarche habituelle consiste à s’accorder sur des principes généraux d’où seraient déduites des solutions à des problèmes particuliers. Mais en fait, contrairement à ce que l’on croit, il est beaucoup plus facile dans une discussion de s’accorder sur des conclusions que sur les motivations et le raisonnement qui conduisent à ces mêmes conclusions. Souvent, devant une question particulière, est-il admissible d’appliquer telle ou telle technique dans telle ou telle situation ? Nous arrivons assez vite à nous mettre d’accord sur la conduite qui nous semble la plus appropriée. Mais il vaudrait peut-être mieux ne pas demander pourquoi, car nous voyons vite que nous ne sommes plus d’accord du tout sur les raisons qui nous conduisent à cette même conclusion. Cela vient de ce que, à propos d’une question particulière, le nombre de réponses peut être réduit à deux ou trois possibilités : « Oui, cette technique peut être permise », « non, elle ne doit pas l’être », ou bien « oui à certaines conditions » ; alors que le nombre de raisonnements possibles pour y arriver est beaucoup plus grand, chacun d’eux découlant d’un ensemble de croyances ou de principes généraux différents, de visions du monde différentes sur lesquelles il est beaucoup plus difficile de s’accorder.
Autrement dit, dans une prise de décision collective, on peut observer une convergence à partir d’un grand nombre de motivations individuelles différentes, vers un nombre réduit de décisions possibles. Il s’agit là d’une sorte de sous-détermination des motivations par les décisions, qui évoque la sous-détermination des modèles par les observations de systèmes complexes. Plusieurs modèles sont « bons », en ce qu’ils sont validés par les observations disponibles, alors qu’ils reposent sur des hypothèses différentes et produisent des prédictions différentes. Quand on a affaire à des systèmes naturels complexes, plusieurs modèles différents peuvent converger vers les mêmes résultats correspondant aux observations disponibles.

« On peut découvrir une source d’optimisme dans la structure de l’argumentation telle qu’on peut l’observer dans les comités d’éthique où l’on discute sur ce qu’on doit faire, ce qui est légitime et admissible ou pas dans telle ou telle situation, à partir de visions du monde, philosophiques, idéologiques, politiques ou religieuses très différentes. »

Cette observation qu’il est plus facile dans des cas particuliers de s’accorder sur des conclusions que sur les moyens d’y arriver est peut-être désagréable si nous n’envisageons qu’une pensée rationnelle déductive qui serait unique et universelle. Mais elle est particulièrement réconfortante pour au moins deux raisons. D’une part elle est particulièrement utile en situation d’incertitude scientifique sur les mécanismes et les conséquences prévisibles des innovations technologiques en question. D’autre part, elle facilite le compromis difficile mais nécessaire, analysé par le sociologue Max Weber dans Le Savant et le politique, entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité. 

Henri Atlan est biologiste. Il est professeur émérite de biophysique à l’université Pierre-et-Marie-Curie et directeur d’études en philosophie de la biologie à l’École des hautes études en sciences sociales.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020