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À l’époque où il était à la tête des Éditions sociales, Lucien Sève a mis sur les rails une entreprise inédite de traduction des textes de Marx et d’Engels. Ce faisant, il a accompagné certaines grandes innovations conceptuelles, notamment celle consistant à traduire le mot allemand « Mehrwert » par le terme français de « survaleur ».

Pour évoquer la mémoire de Lucien Sève il faudrait reprendre l’encre noire et la plume fine de nos échanges épistolaires pendant plusieurs années. Il y avait beaucoup de lui dans cette forme manuscrite, qui autorisait la réaction vive. Écrire était encore se servir du pouce, tendre la main. Reprendre la plume planterait aussi un décor épistémologique où figuraient encore les grands classiques chez qui nous puisions nos références à des fins de derniers mots qui étaient autant de signes de connivence et entretenaient à distance l’humour mutuel nécessaire à l’approche de la chose-même.
Ce serait aussi considérer que nous nous sommes rencontrés et connus dans une période de basculements qui ont mis bien des pratiques à l’épreuve, y compris dans le secteur de l’écriture et de l’édition où il travaillait alors, peu avant que surgisse l’ordinateur généralisé, le téléphone portable, que triomphent les écrans : dans les lits, dans les trains, à la Bourse, à l’hôpital. Avant aussi que sonne obstinément le tocsin écologique aux oreilles de tous ceux que motive le désir d’un avenir meilleur.
Je l’ai connu quelques années après qu’il avait passé la cinquantaine et dirigeait les Éditions sociales. Je venais d’être nommé enseignant à l’École normale supérieure (ENS), où il avait fait ses études peu après la guerre. Louis Althusser, dont je devenais le collègue et bientôt l’un des proches, me parlait parfois de la jeunesse étudiante de Lucien, avec qui, du coup, il m’arrivait de jeter sans vergogne des ponts en amont vers son enfance à Chambéry et d’évoquer le charme stendhalien des balcons forgés à l’italienne de la ville où il avait appris à écrire et penser. Nous partagions a priori plusieurs tropismes, pas encore vraiment enrichis de concepts…

Activer la traduction en français des écrits de Marx et Engels
J’ai oublié les circonstances précises dans lesquelles je l’ai rencontré au début des années 1970, mais elles avaient à voir avec le projet auquel il tenait tout particulièrement depuis qu’il avait été nommé à la direction des Éditions sociales : activer la traduction en français des écrits de Marx et Engels, dont certains avaient occupé, au sein même du Parti communiste, l’espace polémique des années 1960. Je pense qu’il avait surtout en tête la traduction des Grundrisse, le volumineux manuscrit de 1857-1858 qui prélude pour Marx aux dix ans de mise au point du livre I du Capital. Mais il m’a d’abord demandé de traduire deux petits volumes de textes choisis, l’un sur Marx et les sciences de la nature, l’autre sur la question de la méthode dans les sciences économiques. J’y ai fait l’expérience de mon inculture d’alors dans la connaissance de l’univers épistémologique de référence, mais aussi celle, plus familière, des problèmes et des effets de la traduction en français des textes théoriques destinés à des usages pratiques immédiats. Assez pour me croire en état d’inscrire à la Sorbonne un sujet de thèse d’État « sur la langue de Marx » qui n’a jamais abouti sur le plan académique, mais qui a accompagné d’un surcroît de vigilance la traduction des grands textes économiques de Marx (autres que le Capital). Dans ce contexte s’est développé un contact assez régulier avec Lucien, autour du projet d’une traduction collective des Grundrisse, pour laquelle il m’a demandé de réunir une équipe de germanistes, pour la plupart encore très jeunes. Le travail a commencé en 1976 si je me souviens bien, il donnait lieu à des sortes de séminaires, le samedi, à l’ENS, au cours desquels nous discutions des questions posées par le travail de chacun. C’est resté pour moi un très bon souvenir. Cette équipe de traductrices et de traducteurs est venue à bout des Grundrisse « dans les temps », puis du manuscrit économique de 1861-1863, encore inédit, chaînon manquant de la séquence qui va de 1844 à 1883, qui venait d’être édité en République démocratique allemande dans le cadre de la nouvelle édition complète des œuvres de Marx-Engels (dite MEGA 2). À tout ce travail s’ajoutait parfois pour certains la collaboration à l’achèvement de la traduction de la correspondance Marx-Engels. En sorte qu’au terme de cette phase de formation collective, le projet ambitieux a mûri de retraduire le livre I du Capital. Auquel Lucien a souscrit.

« Lucien pressentait, beaucoup plus clairement que moi, que ce changement allait soulever des polémiques, sinon des crises, et la discussion dut aller au fond. »

Le désir de solutions neuves pour certains concepts
Dès le travail sur les Grundrisse, il est apparu que certaines traductions « classiques » des textes posaient des problèmes, et le désir de solutions neuves pour certains concepts a grandi. Je m’étais convaincu en particulier du biais nocif introduit par certaines conventions, aux détriment de l’énorme travail d’abstraction qui était au principe de cette « contribution à la critique de l’économie politique ». Mais dès lors que les Éditions sociales étaient une institution dépendant du Parti communiste, les remaniements lexicaux n’allaient pas de soi. Dans notre équipe même, Gilbert Badia (qui avait traduit les Théories sur la plus-value, parfois présentées comme le livre IV du Capital) avait émis des doutes sur l’opportunité, voire la validité, de la nouvelle traduction que je proposais pour le concept central de Mehrwert : la survaleur, au croisement du paradigme de la valeur et de celui de l’accroissement, au cœur d’une famille théorique abstraite de notions pourtant très proches de la réalité concrète de l’exploitation, valorisation-utilisation (Verwer­tung), surtravail (Mehrarbeit), surtemps de travail, voire surtemps tout court, surproduit (Mehrprodukt), etc.
Lucien à l’époque habitait Bagneux, et me ramenait en voiture à mon domicile après les séances de travail aux Éditions sociales (où les traductions manuscrites étaient traitées au fur et à mesure du point de vue éditorial). Il était question dans la voiture de beaucoup de sujets dans les années 1970 ! Mais aussi de questions théoriques qui nous « tenaient à cœur » . Et en l’espèce de la fameuse question de la traduction de Mehrwert. Lucien pressentait, beaucoup plus clairement que moi, que ce changement allait soulever des polémiques, sinon des crises, et la discussion dut aller au fond. Mais je me souviens du jour où en refermant la portière de sa Renault, il m’a dit : « oui, finalement je suis d’accord ». Il faut dire que c’est dans les Grundrisse que Marx produit littéralement le concept totalement absent jusqu’alors, puis l’expérimente avec une jubilation théorique spectaculaire qui donne lieu à une sorte de baptême poétique sur lequel il ne reviendra jamais (cf. mon article « La langue de Marx » in Philosophies, septembre 1991). Par la suite cette décision a donné lieu à des discussions contradictoires dans le quotidien L’Humanité, ainsi que dans la revue La Pensée. Je demeure convaincu que dans l’acceptation de notre proposition, il y avait chez Lucien une part d’amitié, une part de culture philologique propre, mais aussi le résultat de son expérience théorique personnelle : il avait lui aussi dans son propre travail sur Marx rencontré la nécessité parfois de revenir sur les formulations conventionnelles. Et par ailleurs il était bien placé à plusieurs titres pour écarter sans ciller le reproche qui était fait parfois dans les instances du PCF à cette décision lexicale, en y projetant l’hypothèse d’une influence, en sous-main, de Louis Althusser, dans un contexte de divergences politiques publiques avec la politique du PCF qui surdéterminait la discus­sion. Il savait bien que sur ce point il n’existait aucune influence de cette nature, quand bien même j’avais naturellement parlé aussi avec Louis Althusser de ce changement, sans qu’il émette la moindre objection : d’autres aspects des Grundrisse le motivaient davantage à relativiser l’importance que nous donnions à ce manuscrit, notamment l’idée d’un recours et retour de Marx à la terminologie, voire à la démarche hégélienne. La nature des relations anciennes et jamais interrompues entre Louis Althusser et Lucien Sève excluait cette lecture un peu paranoïaque d’une quelconque stratégie théorique de Louis Althusser sur ce point précis.
Je me suis parfois demandé si le soutien que Lucien avait finalement apporté à ces renouvellements avait pu jouer un rôle dans son départ de la direction des Éditions sociales. Mais je n’en sais fichtre rien. Sinon que la suite des événements (l’effondrement progressif de l’influence politique du PCF) a plutôt validé la compréhension et la défense « ouvertes » du communisme qu’il a développées dans ses écrits et qui inspiraient ses interventions au comité central. Les théories officielles du capitalisme monopoliste d’État ont plus contribué au refoulement qu’à la compréhension de ce qui s’est passé et accéléré sur la planète dans cette période, à quoi les Allemands ont donné un nom abstrait plus adéquat que « mondialisation » : la Globalisierung.
Après ces années laborieuses, j’avais fini par connaître Lucien plus personnellement. Après la parution du Capital en 1983, nous nous sommes perdus de vue, mais parfois rencontrés dans le biotope de la banlieue sud, et aperçus aux obsèques de son épouse Françoise. Je n’ai pas retrouvé toutes nos longues lettres manuscrites. La dernière portait peut-être sur la question de l’Afghanistan. Mais en changeant de domaine, en commençant à retraduire la Phénoménologie de l’esprit, suivie de l’Esthétique de Hegel, plus tard en travaillant pendant presque dix ans sur Freud, voire aujourd’hui encore en scrutant la langue de Kafka, je suis resté en lien mental, intellectuel et affectif avec lui, dans une relation éthique principalement personnelle. 

Jean-Pierre Lefebvre est germaniste. Il est professeur émérite de littérature allemande à l’École normale supérieure.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020