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Directeur des Éditions sociales de 1970 à 1982, Lucien Sève a profondément marqué l’univers du livre communiste en France. En un peu plus d’une décennie, il y a mis en œuvre des grandes innovations qui en ont fait une maison d’édition politique moderne et ouverte.

Succédant à Guy Besse, philosophe comme lui, Lucien Sève parvient à la tête des éditions communistes en septembre 1970. Il quitte son emploi de professeur de lycée à Marseille pour devenir permanent du Parti communiste, dépendant de la direction comme du secteur des intellectuels dirigé par Roland Leroy et de la section d’administration. À son arrivée, le groupe des Éditions sociales (ES) traverse une grave crise, un peu plus de dix ans après la création d’Odéon-diffusion en 1958, un système de distribution voué à faire migrer une partie de leurs publications vers les librairies, au-delà des canaux militants longtemps privilégiés, tandis que s’éveille, dans la France de la décolonisation, le marché du livre politique. Le monde de l’édition n’est pas inconnu au philosophe marxiste : ses parents dirigeaient une petite maison d’édition d’ouvrages et de brochures scolaires.
Sous son impulsion, les éditions, refondées à la Libération, achèvent leur migration d’un bureau d’édition (cf. Marie-Cécile Bouju, Lire en communiste) – une « officine », disait-il – vers une maison d’édition politique moderne, tandis que les maisons d’édition du Cercle d’Art et les éditions de La Farandole, pour la jeunesse, jouissent pour leur part d’une relative autonomie au sein du dispositif sous la houlette de Jean Jérôme. L’œuvre éditoriale de Lucien Sève, trop négligée, se nourrit d’une ambition explicite : être la maison d’édition d’un parti destiné à prendre le pouvoir par les urnes grâce au Programme commun, en disposant de l’autonomie induite par la réunion du comité central d’Argenteuil de 1966 et de la confiance de la direction, et en s’adressant aux nouvelles classes des « travailleurs intellectuels ».

« Sous son impulsion, les éditions, refondées à la Libération, achèvent leur migration d’un bureau d’édition – une “officine”, disait-il – vers une maison d’édition politique moderne. »

Il hérite d’un catalogue non dénué de richesse en matière littéraire et philosophique, à l’instar de la collection des Classiques du peuple ou des nouvelles de Tchekhov, mais tendu par l’austérité d’un fonctionnement militant qui a privilégié la propagande à l’action culturelle. À cette période, ses collections sont marquées par les scories de la guerre froide et souvent dédaignées par la plupart des grands intellectuels et écrivains communistes qui se font publier par ailleurs une fois le succès venu. Mais l’éditeur s’appuie sur le réseau considérable de plus de soixante-dix librairies communistes pour tirer parti de la politisation amenée par les années 1968 et de ventes qui garantissent des entrées d’argent plus régulières. Sa démarche est aussi portée par le dynamisme des revues et périodiques communistes, comme de celui du Centre d’études et de recherches marxistes (CERM), où intellectuels communistes et sympathisants travaillent de concert.

« L’éditeur s’ouvre résolument à une démarche interdisciplinaire, soucieuse d’accueillir philosophes, sociologues, historiens, économistes, psychologues, penseurs de tous domaines qui débattent intensément du marxisme. »

Reconstruire une sorte de « maison commune » aux communistes
Il s’agit ainsi pour Lucien Sève de reconstruire une sorte de « maison commune » aux communistes, un instrument à la fois d’intervention et de théorie, qui puisse être le vecteur d’un débat au sein des instances communistes et au-delà dans la société, tout en publiant fidèlement les textes et les manifestes de la direction. En plein débat sur le structuralisme, l’éditeur s’ouvre résolument à une démarche interdisciplinaire, soucieuse d’accueillir philosophes, sociologues, historiens, économistes, psychologues, penseurs de tous domaines qui débattent intensément du marxisme. Sous sa direction, les ES effectuent leur retour au premier plan pour leurs traductions, leurs plumes et la place qu’elles occupent dans les idées en France, en lien avec l’actualité de la recherche. C’est le moment où l’on trouve dans les éditions communistes des auteurs d’une plus grande diversité idéologique, notamment pour des ouvrages collectifs ; d’ailleurs, il arrive que certains d’entre eux fassent l’objet d’une recension mitigée dans L’Humanité. Dans un entretien avec Jean-Numa Ducange en 2008 (cf. Jean-Numa Ducange, Julien Hage, Jean-Yves Mollier [dir.], Le Parti communiste français et le livre), Lucien Sève restituait sa démarche d’alors en ces termes :
« C’est justement ce qu’il fallait développer avec maîtrise : une vraie maison d’édition, attachée au parti mais avec une démarche autonome, ferme en sa ligne générale mais de large ouverture, au diapason d’un communisme se voulant lui-même richement démocratique. Je pense que cette sorte de réflexion éditoriale n’avait pas encore été menée en profondeur jusque-là. »
Pour Lucien Sève, comme pour son successeur Claude Mazauric, la tâche cardinale des éditions communistes consiste d’abord à traduire d’une manière ordonnée les œuvres de Marx et Engels, sur un terrain où la concurrence des éditions d’extrême gauche est devenue redoutable dans les années 1968. Le philosophe regretta amèrement que les Grundrisse aient pu être publiés d’abord chez Anthropos, et non aux ES – Jean-Pierre Lefebvre en livrera aux ES sa propre traduction en 1980. À ces territoires jusque-là inconnus en France des « classiques », la nouvelle collection de poche « Essentiel » ajoute bientôt Rosa Luxemburg, Léon Trotski, Antonio Gramsci, ainsi que des textes de Staline, promouvant explicitement un pluralisme des communismes.

« Il s’est également efforcé de réconcilier les penseurs communistes contemporains en délicatesse ou en rupture de ban avec les éditions, comme les philosophes Louis Althusser et Henri Lefebvre ou le sociologue Michel Clouscard. »

Il s’est également efforcé de réconcilier les penseurs communistes contemporains en délicatesse ou en rupture de ban avec les éditions, comme les philosophes Louis Althusser et Henri Lefebvre ou le sociologue Michel Clouscard. Lucien Sève s’efforce aussi d’attirer les universitaires communistes dans le giron des éditions comme Michel Vovelle, Alain Roux, Raymond Huard, Anne Ubersfeld, ou Pierre Barbéris. Prêchant par l’exemple, il publie lui-même ses œuvres dans les éditions communistes. Pour accueillir ces travaux, les ES refondent en profondeur leur dispositif, avec les collections d’essais et de documents comme « Notre Temps », « Problèmes » ou « Terrains ».
Pour ce faire, les éditions se dotent d’une véritable instance éditoriale, compétente en traduction et apte à mener une politique de commandes. Elles tentent de mettre en discussion l’histoire révolutionnaire avec L’Histoire de l’URSS de Jean Ellenstein, une « démarche quelque peu acrobatique », selon les propres mots du philosophe. Outre leurs succès historiques, comme les livres de poche du Manifeste du parti communiste ou de L’Idéologie allemande, alors vendues à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires par an, elles connaissent aussi quelques grands best-sellers contemporains, comme en 1977 La Raison du plus fou des psychologues Daniel Karlin et Tony Lainé, décliné des émissions télévisées sur Antenne 2 (plus de quatre cent mille exemplaires vendus). Il n’est pas rare, comme sur la question des femmes, de trouver différentes positions au sein des livres publiés dans les éditions communistes. Elles accueillent même en 1978 le texte d’un oppositionnel, L’Accident, de Maurice Goldring, qui quitta peu après le PCF.
L’activité de Lucien Sève n’échappe pas aux crises sur le périmètre d’autonomie des éditions : en 1973, le secrétariat du comité central lui enjoint de pilonner le livre de l’économiste communiste Maurice Decaillot sur le mode de production socialiste, alors au brochage, car il contient une mise en question de la propriété des moyens de production en URSS. Georges Marchais, selon Lucien Sève, permet la sortie du livre, ce qui entérine sa marge de manœuvre éditoriale. Les tensions ne sont pas rares, aussi, avec les éditions d’extrême gauche : les ES gagnent ainsi leur procès en contrefaçon contre les éditions Maspero pour leur édition reprint de La Révolte de la mer Noire, alors que les ayants droit d’André Marty avaient donné leur accord à l’éditeur du quartier Latin.
En 1976, la faillite du Centre de diffusion du livre et de la presse (CDLP), leur distributeur exclusif, menace l’édifice éditorial communiste. Le parti communiste restreint alors son investissement dans les éditions grevées par le déficit. Un nouveau groupe, Messidor, restructure fin 1979 l’ensemble des branches d’édition en limitant la marge de manœuvre et les ressources de ses éditeurs. Lucien Sève quitte alors la direction des ES en 1982, comme Régine Lilensten celle des éditions La Farandole. Claude Mazauric lui succède, dans des prérogatives réduites au seul domaine théorique et politique – les « Éditions sociales » ne désignent alors plus que ce périmètre-là –, à côté des branches littérature et jeunesse, tandis que Messidor est dirigé par Claude Compeyron. 

Julien Hage est historien. Il est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Paris-Nanterre.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020