Par

L’expression « logiciel libre » est un peu mystérieuse pour le grand public : alternative miraculeuse face aux nouveaux capitalistes ? Simple variante anecdotique des logiciels lucratifs ? Club d’initiés ? Le point de vue d’un informaticien.

Le terme de logiciel recouvre des réalités très différentes et pour la plupart complètement inconnues du grand public (langage de programmation, serveurs Web, gestion de réseaux de distribution d’énergie ou de trafic, etc.). Les utilisations les plus connues du grand public concernent l’édition de documents, la navigation sur Internet, les réseaux sociaux et les jeux. Pour toutes ces utilisations il coexiste des versions libres et propriétaires des logiciels.
Souvent les logiciels « libres » sont vus comme un moyen d’offrir une alternative à des logiciels « propriétaires », la réalité est assez différente. Déjà cassons d’emblée l’idée que le logiciel libre s’inspirerait essentiellement de la créativité du logiciel propriétaire. C’est loin d’être systématiquement vrai, mais ça l’est parfois, notamment parce que le logiciel propriétaire ne répond pas toujours à tous les besoins des utilisatrices et des utilisateurs. En revanche, un grand nombre d’applications propriétaires sont une réponse commerciale à des problématiques pour lesquelles des logiciels libres avaient déjà commencé à chercher et trouver des solutions.

« Le libre peut (mais peut seulement) être un bon moyen de se débarrasser de l’aliénation capitaliste imposée par les grandes entreprises du secteur, mais il y a quelques barrières à franchir auparavant. »

Ce qui les distingue est la licence. Une « licence » est un contrat entre l’utilisateur et l’éditeur qui donne des droits plus ou moins nombreux, c’est le pavé que personne ne lit et qu’il faut accepter pour avoir le droit de continuer, ce que la plupart des gens font (poursuivre sans lire et cliquer sur « suivant »). Les licences libres offrent davantage de droits et permettent à des communautés de construire en commun une application puisqu’il n’est pas nécessaire de faire partie d’une organisation pour participer au logiciel ou même en profiter.

Qui participe aux logiciels libres ?
On trouve deux types principaux : des entreprises et des particuliers. Paradoxalement peut-être, des entreprises comme celles des GAFAM sont parmi les contributrices aux logiciels libres les plus prolifiques, car elles les emploient massivement. D’autres entreprises de taille plus modeste sont aussi éditrices de logiciels libres. Quel peut-être leur modèle économique quand l’outil de production est exploité, modifié et parfois redistribué par d’autres acteurs ? Soit, elles laissent une partie uniquement du code source sous licence libre, et placent une autre partie (souvent des fonctionnalités précises) sous licence propriétaire, ou alors elles vendent du support (aide à l’utilisation et stockage des données sont les plus courants). C’est également pour ces entreprises une vitrine pour d’autres produits non-libres, en agglomérant autour de leur projet de multiples acteurs souvent experts des objectifs de l’application, et qui sont forces de proposition ou décideurs de choix techniques au sein d’autres organisations.
Pour les particuliers, souvent appelés « communauté », c’est un moyen de se faire connaître, d’étoffer un CV par leur participation, d’augmenter leurs connaissances en testant et en modifiant des logiciels, ou simplement le plaisir d’apporter sa pierre à un édifice. La reconnaissance est alors très aléatoire, et des contributeurs de logiciels très utilisés dans le monde restent le plus souvent dans l’anonymat complet.

Gratuité ou déplacement des coûts
Il ne faut pas confondre logiciel libre et logiciel gratuit : le mot anglais free entretient la confusion. Quand un logiciel propriétaire est gratuit et mis à disposition sans limitation, c’est parce que le profit généré par son utilisation provient d’autres sources que le paiement pour son utilisation. La gratuité n’est qu’un mirage, les coûts existent bel et bien, mais sont déportés sur d’autres centres de coûts, supportés par les utilisateurs et les utilisatrices, et par l’éditeur (stockage pour la mise à disposition), ces derniers peuvent être répartis sur plusieurs autres éditeurs (par exemple le stockage du code source). Par ailleurs, lorsqu’on acquiert le droit d’utiliser un logiciel propriétaire, on accorde notre confiance à l’éditeur (et distributeur) du logiciel. Dans le cas d’un logiciel libre, cette confiance est accordée ou non à des personnes tierces. Si on ne veut pas donner sa confiance, il devient nécessaire d’analyser le code source, et de maîtriser la chaîne de compilation, ce qui a un coût élevé en temps et en compétences.

Moyens de commercialisation ou bouche-à-oreille
Aucun logiciel libre ne dispose des moyens financiers équivalents à ceux des GAFAM pour promouvoir leur création, même si quelques-uns disposent de moyens comme la Fondation Mozilla (Firefox). Les énormes éditeurs que sont Microsoft, Google, Amazon, Facebook, mais aussi les Twitter et autres TikTok dépensent des dizaines de milliards de dollars pour imposer leur solution. Ces grandes entreprises enferment même leurs utilisateurs dès le plus jeune âge en s’attirant la bienveillance d’institutions et de gouvernements. L’Éducation nationale a longtemps placé leurs produits dès la prime enfance, masquant ainsi les autres possibilités offertes (Microsoft est le champion à ce jeu-là). Les établissements d’éducation supérieure (écoles d’ingénieurs, IUT, écoles de commerce, voire certaines universités) continuent d’utiliser principalement du logiciel propriétaire (Microsoft, Adobe ou autre) en prétextant que ces outils sont supposés utilisés dans le monde professionnel. Il y a néanmoins eu un frein à ces pratiques et même une certaine promotion du logiciel libre dans les institutions publiques avec la loi « numérique » (2016) et la « Task force logiciel libre » au sein de la Dinum (2021). Depuis 2013, on dispose de la liste du Socle interministériel de logiciels libres (SILL).

« Les solutions libres ne promeuvent pas l’enfermement, n’ont pas d’algorithme qui décide à la place des utilisateurs ce qu’ils doivent consulter et n’ont aucune connaissance des choix personnels. »

Les GAFAM inversent le rôle de l’outil. En partant d’une problématique réelle (par exemple, retrouver des connaissances), les équipes marketing créent un modèle économique rentable (rente publicitaire) et à partir de là créent un outil qui ne correspond pas au besoin premier, mais répond à leur exigence de profit (algorithme de proposition de contenu ciblé). Ensuite, à grand renfort de publicité (personnalités connues utilisatrices), et de design (simplicité, vivacité), elles vont déplacer le besoin des utilisateurs vers ce que leur outil permet : montrer de la « pub », mesurer son effet, vendre des analyses sociales. Les utilisateurs devenant captifs ne perçoivent plus le problème originel à résoudre, et deviennent les ambassadeurs d’une solution qui ne répond à aucun besoin premier ! « Facebook, tout le monde y est. »
Les logiciels libres n’ont ni les moyens, ni la volonté de pratiquer l’enfermement des utilisateurs (il n’y a pas de concurrence capitaliste), les techniques de promotion ne sont donc pas appliquées, et ce qui fait la notoriété d’un logiciel par rapport à un autre vient de la discussion entre personnes, ou du « ouï-dire ». Les solutions libres ne promeuvent pas l’enfermement, n’ont pas d’algorithme qui décide à la place des utilisateurs ce qu’ils doivent consulter et n’ont aucune connaissance des choix personnels, c’est à l’utilisateur de décider lui-même avec qui il va communiquer. C’est souvent cette nouvelle liberté qui déroute les nouveaux utilisateurs de logiciels libres.

Liberté, multiplicité des solutions, interopérabilité
Le libre peut (mais peut seulement) être un bon moyen de se débarrasser de l’aliénation capitaliste imposée par les grandes entreprises du secteur, mais il y a quelques barrières à franchir auparavant. D’abord concevoir que la liberté offerte par les licences libres entraîne avec elle la liberté de proposer de multiples outils différents. Également, comme il ne s’agit pas ici de singer ce que des années de marketing ont imposé, les logiciels libres ne sont pas une copie des grands logiciels propriétaires, mais ils proposent une vision différente de la problématique. Comme il n’y a pas de concurrence entre logiciels libres et que rien n’est caché, malgré l’utilisation d’un logiciel pour un usage particulier, il est tout à fait possible d’utiliser un autre logiciel pour un autre besoin sans perdre les documents associés, c’est ce qu’on nomme l’interopérabilité.
En résumé les logiciels propriétaires (ou privateurs), au prétexte d’avoir adapté nos besoins à leurs modèles économiques, maintiennent captifs un très grand nombre d’utilisateurs. Le logiciel libre peut être une solution d’émancipation, mais cela ne se fera pas sans coût, ni sans répondre à la question de la reconnaissance du travail effectué.

« Quand un logiciel propriétaire est gratuit et mis à disposition sans limitation, c’est parce que le profit généré par son utilisation provient d’autres sources que le paiement pour son utilisation.  »

Mastodon, un réseau social alternatif
L’épisode épique du rachat de Twitter par Elon Musk a projeté la lumière sur un des réseaux sociaux alternatifs les plus connus, Mastodon. Mastodon est un logiciel libre qui gère la communication entre utilisateurs de blogs de petite taille. Mastodon ne ressemble pas à Twitter, ni à Facebook : il n’y a pas d’algorithme qui va inciter à consulter tel ou tel contenu. Il est décentralisé, ce qui signifie que plusieurs personnes ont décidé d’installer et de mettre à disposition une instance sur leurs propres moyens techniques, pour que des gens puissent venir s’inscrire et discuter avec les autres utilisateurs de Mastodon (et d’autres aussi grâce à l’interopérabilité). La modération est faite par les administrateurs, et il arrive que des instances bloquent d’autres instances pour des raisons de divergence de modération, rendant ainsi mutuellement invisibles les utilisateurs des deux instances. Ainsi, souvent le débat peut être plus posé que sur Twitter. Dans tous les cas, il n’y aura pas de suggestion de suivi, pas de statistiques de suivi, pas de publicité, pas de suivi de l’activité, et il y a aussi plusieurs interfaces utilisateur (même venant d’autres réseaux sociaux libres). D’autres problèmes peuvent se poser, comme celui de l’apprentissage à l’utilisation d’un outil dont on est maître.

Sébastien Marque est informaticien.