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Outre de nouvelles publications sur Marx, les rééditions de ses travaux mettent à jour le regard porté sur son œuvre.

Nous pouvons lire Marx aujourd’hui dans une conjoncture très nouvelle par rapport à celle de la fin du siècle précédent. Voilà que des livres d’intellectuels ayant maintenu avec courage toutes ces années de plomb l’idée du communisme connaissent une notoriété nouvelle et rencontrent un public croissant de lecteurs. Je pense, par exemple, à Alain Badiou, Jacques Rancière, Antonio Negri, Jean-Luc Nancy, Étienne Balibar, ou encore Lucien Sève, André Tosel et Isabelle Garo. En 2018 – l’année même du bicentenaire de la naissance de Marx – se multiplient les publications sur le thème : « Marx, le retour ». Et c’est jusqu’à la vénérable Revue de métaphysique et de morale qui publie un numéro spécial inauguré par cette remarque : « La crise de 2008 a remis [Marx] en lumière et nous oblige à [le] repenser à notre tour. » Cette fois, on ne l’interroge plus comme pour le punir et le condamner, avec en tête la faillite du « communisme » en URSS ou en Chine. Non ! Si Marx respire à nouveau, c’est d’abord parce que le capitalisme est toujours bien là, mais avec une barque encore plus chargée de désastres, de méfaits et d’injustices. On le voit : Marx est aujourd’hui réaccordé à l’avenir. Comment ne pas se dire : voilà une belle opportunité à saisir pour le relire et le placer dans le débat public ?

Nouvelles éditions
Or le nouveau, c’est aussi qu’on peut accéder à Marx dans des conditions bien meilleures qu’hier. En France, Les éditions sociales actuelles ressortent des traductions de valeur publiées, notamment à l’initiative de Lucien Sève, dans l’ancienne maison mère et devenues quasi introuvables. C’est le cas de la toute dernière édition du livre I du Capital (dans une traduction entièrement révisée en 2016 par Jean-Pierre Lefebvre), de L’Idéologie allemande, de La Sainte Famille, des Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858) ou encore des débuts de la Correspondance de Marx et Engels (1835-1851). Depuis sa présence pour la première fois dans le programme écrit de l’agrégation de philosophie en 2015 (il était temps !), des éditions de poche reprenant ses textes les plus connus sont également disponibles. De même, la GEME (Grande édition Marx- Engels) s’inscrit en France dans la foulée de la MEGA2 allemande (Marx-Engels-Gesamtausgabe, éditions complètes de Marx et Engels) et a déjà commencé de révéler l’existence de nombreux textes. Par exemple, elle s’emploie à faire découvrir des textes longtemps inaccessibles en français (com­me le chapitre VI  du livre I du Capital que Marx retira de sa publication au dernier moment) ou encore des traductions soigneusement refaites de la Critique du programme de Gotha, de la Contribution à la critique de l’économie politique, ou d’une édition refondue et bilingue des deux premiers chapitres de L’Idéologie allemande. On peut aussi y trouver pour la première fois en français des textes de jeunesse d’Engels.

Un nouveau regard sur Le capital
Tout cela n’est pas sans conséquence. Cela change le regard qu’il convient de porter, par exemple, sur le maître ouvrage de Marx, Le Capital, dont l’organisation est plus complexe qu’on l’a longtemps cru. On sait désormais que ce qui a été publié sous ce titre doit être vu comme inséparable de toute une série de brouillons et de manuscrits (qu’on appelle en allemand les Grundrisse) qui ne furent accessibles en français que très récemment. Autrement dit : c’est toute une forêt de pages qui sont désormais disponibles, soit bien davantage que ce que l’on pouvait lire en français il y a cinquante ans quand on estimait que Le Capital était composé d’uniquement trois livres. De même, on peut y saisir bien mieux en quoi consiste le projet de Marx d’écrire « une critique de l’économie politique » (c’est le sous-titre du livre), et non un traité d’économie politique, comme l’ont d’abord cru et dit tant les socialistes de la IIe Internationale que les communistes de la IIIe. On peut également, à partir de ces manuscrits, faire des découvertes inédites. Par exemple, on peut remarquer avec Michael Heinrich que Marx, qui avait d’abord affirmé que la baisse tendancielle du taux de profit était une loi du développement du capitalisme, ne parle plus de cette loi après 1865 et qu’on trouve par contre dans les années 1870 des textes qui la démentent. Autrement dit : il existe un fort indice permettant d’affirmer que Marx ne croyait plus à l’existence de cette loi à la toute fin de ses recherches.

« Marx a commencé ses recherches en se concentrant sur les rapports capital/travail en Europe, il n’a cessé d’élargir sa focale, est passé à l’Amérique du Nord puis au monde entier. »

On sait que de Londres où il s’est réfugié en exil depuis 1849, Marx considère qu’il est aux premières loges pour voir ce qu’il y a de plus moderne et de plus développé en matière de capitalisme. Mais, au fil des années, il va s’intéresser également aux États-Unis. En 1878, il écrit à l’un de ses correspondants : « Le terrain le plus intéressant pour l’économiste se trouve certainement aujourd’hui aux États-Unis. » Marx a sans doute le sentiment que l’Angleterre n’est plus tout à fait la localisation classique du mode de production capitaliste  ou qu’en tout cas elle n’est plus la seule à l’être. Et comme il suit régulièrement de près la situation des États-Unis, il va également y trouver et y pourfendre l’esclavage et la ségrégation raciale, et donc penser l’articulation dans les luttes de la « classe » et de la « race » : « Le travail en peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail en peau noire demeure marqué d’infamie », écrit-il dans Le Capital. Avec les années, Marx ne cessera d’élargir son horizon d’étude aux sociétés non occidentales et non européennes : pour Kevin Anderson, « le prolétariat de Marx n’est pas seulement blanc et européen ». Fixé à Londres, Marx va voir se constituer l’immense empire britannique ; toute une dimension anticolonialiste va alors apparaître beaucoup plus nettement dans ses écrits. Il défend également le mouvement de libération national engagé en Pologne et les luttes qui se mènent pour l’indépendance de l’Irlande. De Londres, il combat ainsi les ouvriers britanniques qui reprochent alors souvent aux Irlandais, totalement paupérisés, de faire baisser leurs salaires. De même, vers ses dernières années, il apprend le russe et s’intéresse à la Russie, allant jusqu’à écrire : « Si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que donc toutes deux se complètent, l’actuelle propriété commune du sol en Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. » Marx envisage donc la possibilité que la Russie puisse se transformer du tout au tout sans avoir à passer par « l’étape » du capitalisme, à partir de ses propres formes communales, à condition qu’un mouvement des paysans russes puisse faire sa jonction avec les mouvements ouvriers d’Europe. Il s’agit d’inventer une forme neuve d’histoire prenant appui sur des réalités issues de traditions régionales et nationales, mais reliées à des réalités internationales par la modernité capitaliste du développement des forces productives. Du coup, l’expansion planétaire du capitalisme n’apparaît plus comme un destin universel contraignant et c’est l’inégalité de développement des économies et des sociétés qui, dans une dialectique avec elle, peut permettre des percées révolutionnaires dans des conditions historiques inattendues de permanence d’éléments sociaux précapitalistes.

« Marx est aujourd’hui réaccordé à l’avenir. »

On voit donc que si Marx a commencé ses recherches en se concentrant sur les rapports capital/travail en Europe, il n’a cessé d’élargir sa focale, est passé à l’Amérique du Nord puis au monde entier. Il a dans le même temps consacré beaucoup de temps et d’énergie à l’analyse des formations sociales antiques (notamment Rome) et précapitalistes, ou encore à l’étude de sociétés non occidentales et aux questions de race, d’ethnicité, de nationalisme, de genre.

La traduction de Arbeiter et ses conséquences
Les traducteurs de Marx aujourd’hui n’hésitent plus à aborder un sujet essentiel et longtemps tabou : comment traduire l’allemand  Arbeiter ? Faut-il traduire par « ouvrier » (comme on l’a fait classiquement au XIXe et XXe siècle) ou simplement et littéralement par « travailleur » ? « L’Arbeiter », remarquent-ils, doit en effet être compris dans toute sa globalité et par opposition au « capitaliste », et non à d’autres types de travailleurs, comme l’est trop souvent l’ouvrier. Qui ne voit en effet que la traduction habituelle par « ouvrier » conduit certes à l’évocation de grandes luttes, mais aussi à une sociologie différentielle et exclusive (il y a ceux qui sont classés « ouvriers » et ceux qui ne le sont pas et qui peuvent donc pour cela se sentir exclus du propos de Marx). Alors qu’évidemment la traduction par « travailleur » réunit toutes celles et tous ceux qui sont contraints de travailler pour vivre (et de vendre leur force de travail pour pouvoir rejoindre les conditions objectives de leur travail), vis-à-vis de ceux qui sont dispensés du travail (au sens ordinaire du terme) et qui vivent de l’exploitation du travail d’autrui. Cela ouvre considérablement l’éventail de celles et ceux qui peuvent se sentir concernés par la pensée de Marx. Il faut donc s’en souvenir quand on aborde la société de notre temps non plus avec le « marxisme », mais avec Marx lui-même. On pourrait même ici ajouter cette remarque : longtemps ne fut accessible en français que la traduction du livre I du Capital par Joseph Roy (revue par Marx, elle date de 1872). Or il n’y est question que de la production et on n’y rencontre que les travailleurs concernés par la production, donc les ouvriers des fabriques, des grandes branches industrielles et qui sont surtout des hommes. Marx n’évoque les autres « catégories » de salariés (cheminots, employés, salariés du commerce, femmes de ménage, journalistes, etc.) que dans les livres II et III du Capital, qui eux ne sont pas alors traduits en français. Du coup, on peut comprendre comment on a considéré davantage les ouvriers que les salariés de ces branches d’activité et comment est né et a grandi ce que l’on a souvent appelé le « messianisme de la classe ouvrière » qu’on va longtemps attribuer (et reprocher) à Marx lui-même. On voit comment la traduction d’une œuvre ne concerne pas que le public érudit et spécialisé, mais a de vastes conséquences dans l’ensemble de la société.

« La traduction d’une œuvre ne concerne pas que le public érudit et spécialisé, mais a de vastes conséquences dans l’ensemble de la société. »

Toutes ces considérations conduisent à une même conclusion : Marx est un authentique savant, un chercheur qui n’hésite pas à remettre en cause ce qu’il avait à un moment considéré comme établi et qui a, pour citer Isabelle Garo, « une pensée en mouvement constant, en révolution permanente »). C’est avec ce Marx-là, plutôt qu’avec la tradition du « marxisme » qui a recouvert sa pensée au XXe siècle, qu’il convient de répondre aux interrogations nées de la conjoncture que je signalais au début.

Bernard Vasseur est philosophe.


POUR ALLER PLUS LOIN

Ce qu’est Le Capital de Marx
Le Capital après la MEGA
par Michael Heinrich et Les Éditions françaises du Capital, par Alix Bouffard, Alexandre Feron et Guillaume Fondu, Les Éditions sociales, 2017.

Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes, Nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Éditions Syllepse, 2015.

Friedrich Engels et Karl Marx,
Le Colonialisme,
introduction de Rémy Herrera, Éditions Critiques, 2018.

Marx politique, sous la direction de Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo, Éditions La Dispute, 2015.

Isabelle Garo, Communisme et stratégie, Éditions Amsterdam, 2019.

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019