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Parmi les verrous au mouvement populaire et à l’action collective, il en est un qui vient spontanément à l’esprit : l’individualisme. Cet article propose quelques clés d’analyse et suggère certaines stratégies d’action.

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Commençons par préciser les termes afin d’éviter toute confusion : l’individualisme (« je pense à moi et à moi seul, je ne peux compter que sur moi pour bâtir mon avenir et celui des autres ne me concerne pas », le mythe du self-made-man, pour le dire vite) est à ne pas confondre avec l’individualisation (la recherche d’autonomie, d’indépendance et d’autodétermination face aux carcans collectifs et sociaux qui déterminent qui doit être à quelle place et ce qu’il est censé penser et faire). L’un n’entraîne pas automatiquement l’autre : on peut, et on doit, s’organiser collectivement pour sortir des carcans imposés par le capital, l’État, la religion… ; ce qui implique conscience d’un intérêt commun, au contraire de l’individualisme. S’il n’en reste pas moins que les deux peuvent être liés et que l’étude de ces liens nécessiterait une analyse poussée, c’est ici sur l’individualisme que nous porterons principalement notre attention.

« Quand la croyance en l’efficacité de l’action collective s’éteint, l’individualisme prospère. »

Individualisme et fatalisme
Si, au tournant des années 1970-1980, le développement du fatalisme (se reporter à l’article de G. Streiff dans ce dossier : « De la nécessité de mieux connaître l’opinion publique ») coïncide avec un certain essor de l’individualisme, ce n’est justement pas une coïncidence. Quand la croyance en l’efficacité de l’action collective s’éteint, l’individualisme prospère. En la matière, la direction de la relation de cause à effet importe : ce n’est pas tant, comme on l’entend souvent, à cause du développement de l’individualisme que l’action collective régresse. C’est bien plutôt l’inverse : lorsque l’on finit par ne plus croire en le pouvoir de l’action collective, l’individualisme devient le premier refuge.

Individualisme, peur et précarité
Cela relève quasiment d’une évidence plate : l’idéologie de la crise engendre de la peur, la peur engendre le repli sur soi et le chacun pour soi. Peur de l’avenir, mais aussi du présent, que nourrissent la précarisation des vies et la menace du chômage de masse. Paradoxalement, et de façon sans doute moins évidente, l’individualisme trouve ainsi ses ressorts dans un désir d’inclusion : dans un contexte fataliste où l’on ne croit plus en grand-chose, l’individualisme apparaît comme la meilleure stratégie pour éviter de se retrouver en marge. Car, sous l’effet de la propagande néolibérale de l’être autonome, responsable de ce qui lui arrive, perdure l’idée que les exclus sont fautifs et responsables du sort, non qui leur a été réservé, mais dans lequel ils se seraient eux-mêmes placés. Est ainsi réduite dans les esprits la responsabilité des rapports sociaux dans les destinées individuelles et, partant, la solidarité et l’identification avec les exclus. Bien au contraire, l’individualisme trouve ses fondements dans le désir de prendre ses distances à l’égard de celles et ceux qui se trouvent en marge et de ne pas connaître le même sort qu’eux ; et donc de continuer à participer à un système qui produit ces exclus. S’installe alors un cercle vicieux où la précarisation des conditions de vie renforce l’individualisme et où en retour l’individualisme, en réduisant la portée de la contestation et de l’action collective, nourrit la précarisation.

« Dans un contexte fataliste où l’on ne croit plus en grand-chose, l’individualisme apparaît comme la meilleure stratégie pour éviter de se retrouver en marge.»

Individualisme et intensification du travail (et de la vie en général)
Aux côtés des deux précédents, un autre déterminant de l’individualisme, moins fréquemment évoqué, est à ne pas négliger : l’intensification des rythmes de vie et le sentiment d’urgence et de manque de temps que celle-ci produit. Les individus n’ont plus le temps de se réunir, de discuter, d’échanger, de réfléchir : il faut agir, agir, agir. Ce culte de la vitesse et de la productivité qui caractérise, plus encore qu’hier, le capitalisme contemporain, n’est pas destiné uniquement à accroître la marge de profit : il a aussi pour fonction de faire taire et, au-delà, d’éteindre les cerveaux. A mindless worker is a happy worker [un travailleur sans esprit est un travailleur heureux], comme le raillent les créateurs de Futurama. Il paraît donc urgent… de ralentir, de mettre en pause, de retrouver le temps, et par la même occasion, le contrôle. Or le retour du collectif, et de sa force oppositionnelle, est tout à la fois une condition et une conséquence de cette nécessaire reprise en main de la temporalité.

Individualisme et crise de confiance
L’individualisme est aussi à rattacher à une certaine crise de confiance, ou plutôt à une crise de confiance certaine. Lorsque cette expression est employée, on pense spontanément à la crise de confiance envers le système politique et ses représentants, son impuissance face aux pouvoirs économiques. Mais il est une crise de confiance qu’on évoque moins, et qui est tout aussi importante sinon plus dans la compréhension de l’essor de l’individualisme : la crise de confiance en soi, et en ses pairs. Lorsqu’on ne s’estime plus capable de peser, individuellement et collectivement, il ne reste guère d’autre issue que de faire le dos rond et de se replier sur soi.

Individualisme et conformisme
Enfin, et paradoxalement, l’individualisme trouve aussi sa source dans un certain conformisme. De tout temps et en tout lieu, des individus se sont engagés et s’engagent dans l’action collective en suivant le chemin que d’autres ont ouvert. On débraye parce que les autres débrayent : pensez à Charlot et à son maître d’atelier dans Les Temps modernes. Bien sûr, et parallèlement, un phénomène de conscientisation et d’appropriation naît progressivement, sans quoi la participation à l’action collective ne perdure pas lorsque l’adversité qu’elle génère grandit. Mais les choses marchent tout aussi bien dans l’autre sens : on ne s’engage pas parce que les autres ne le font pas non plus, quand bien même on considérerait que ce serait la voie à suivre « dans un monde idéal ». Il suffit souvent dans ces cas-là que quelques-uns grattent l’allumette pour que le brasier prenne. Mais le danger est grand que personne ne veuille prendre le risque que le pétard soit mouillé.

Vers un reflux de l’individualisme ?
Même s’il ressort des points précédents que l’individualisme relève souvent d’une stratégie par défaut, lorsque le collectivisme est perçu comme une gageure ou une impasse, il repose aussi sur la croyance qu’il est possible de s’en sortir seul, et que c’est même plus efficace de faire son trou seul que d’appuyer et de prendre appui sur les autres. Mais cette croyance ne serait-elle pas en recul ? L’idée que l’on a besoin les uns des autres ne referait-elle pas petit à petit son chemin ? Plusieurs articles dans ce dossier présentent des faits et analyses qui tendent à le laisser penser.

« Convaincre de la puissance du collectif passe par un discours résolument positif, porteur d’espoir, de détermination et
de stratégie.»

Quelle stratégie ?
Dans ce contexte, grande est la tentation parmi les forces qui se réclament du progrès social d’accompagner l’individualisme, de le prendre comme un fait inamovible, de l’élever au rang de valeur, en un mot de le réifier ; et donc d’y adapter discours et stratégies. Ce faisant, non seulement on le renforce mais on le légitime.
Au contraire, on a tout intérêt à lutter contre, à nager à contre-courant, tout en cherchant, et c’est essentiel, à être audible, à emmener nos concitoyens avec nous ; ne pas s’enfermer dans le « on a raison, ils ont tort, ils s’en rendront compte un jour », mais convaincre de la puissance du collectif, ce qui passe par un discours résolument positif, porteur d’espoir, de détermination et de stratégie. Ceci implique aussi de regarder en soi comment le discours fataliste et misérabiliste nous pénètre, et son influence sur notre façon de nous adresser à nos interlocuteurs. Si l’on veut que les classes populaires retrouvent l’espoir, il faut d’abord y croire soi-même : on ne peut pas être convaincant si on n’est pas convaincu.

« Le retour du collectif, et de sa force oppositionnelle, est tout à la fois une condition et une conséquence de cette nécessaire reprise en main de la temporalité. »

Aussi, on le répète à l’envi, le retour du collectif implique l’unité, tandis que la division prospère sur les postures individualistes (et inversement). En cette matière comme en d’autres, les discours ne suffisent pas, les actions concrètes s’imposent. Passer avec plus de vigueur du discours à l’action implique alors de cesser de partir du postulat que l’on a raison quand les autres ont tort et, au contraire, de s’efforcer de rechercher, dans une approche dialectique véritable, en quoi et sur quels points les autres ont raison et sur quoi on peut bâtir ensemble ; en se tenant loin de toute posture démagogique qui consisterait à dire que tout le monde a raison sur tout et que tout est conciliable, mais tout aussi loin de tout cynisme qui consisterait à prôner l’espoir et l’unité tout en restant soi-même intimement convaincu qu’on ne peut rien tirer de nos différences (voire de nos divergences).
Enfin, cela implique également de mettre en évidence que l’action collective produit des résultats. Et, de ce point de vue, nous avons sans doute une part de responsabilité importante dans le défaitisme ambiant : parce que chaque victoire n’est jamais suffisamment importante, qu’elle n’est pas au regard de nos exigences et qu’elle n’a pas suffisamment fait plier le capital, nous sortons souvent nous-mêmes des combats collectifs que nous menons et auxquels nous participons avec un discours d’échec. Le tout récent mouvement des cheminots en est la parfaite illustration. Certes, la réforme est passée, certes, le mouvement social n’a pas produit les résultats espérés. Mais qu’aurait été cette réforme si elle ne s’était exposée à une forte résistance collective ? La libéralisation et la déqualification des cheminots n’auraient-elles pas été encore plus massives, plus rapides, plus intenses sans l’opposition forte des cheminots et de leurs soutiens ? Cette longue grève a donc produit des effets : elle montre aux dominants que la résistance existe toujours ; elle les force à avancer leurs pions plus doucement et prudemment qu’ils ne le voudraient et qu’ils ne le feraient si cela ne générait pas de résistance en face. Ceci ne doit pas, bien sûr, nous amener à réduire nos exigences, à se satisfaire de peu, à se dire qu’on a gagné et que tout va bien ; mais en même temps que le « ce n’est pas suffisant », il faut aussi rappeler le « notre action est utile ». Si elle n’empêche pas le TGV capitaliste d’avancer, elle le ralentit sérieusement. Et ne serait-ce que pour cela, elle est utile, nécessaire, efficace et porteuse de raisons d’espérer.

Davy Castel est psychologue. Il est maître de conférences en psychologie sociale et psychologie du travail à l’université de Picardie Jules-Verne.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018