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« En étendant le linge, elle allume la radio. Ils parlent du chalutier qui a fait naufrage sur les côtes libyennes dans la nuit du 18 au 19 avril. Ils disent huit cents morts. Vingt-huit rescapés. Ils disent Syrie, érythrée, Somalie, Libye. Une cartographie de la terreur. » Virginie Despentes.
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La frontière migratoire européenne
Depuis la première convention Schengen de 1985, l’abolition des frontières en Europe est une des pierres angulaires de la construction politique du continent. Le 10 novembre 2013, José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, en faisait même un des piliers de l’Union européenne (UE) en déclarant : « Je tiens à souligner l’importance de la libre circulation comme une de nos libertés fondamentales. » Et en effet, depuis le 28 juin 1990, le droit de franchir les frontières est une réalité tangible puisqu’il est désormais possible de se déplacer dans un autre pays de l’UE pour voyager, étudier, travailler et même résider. En 2012, dix millions d’Européens vivaient dans un autre pays que celui dont ils étaient ressortissants. Plus d’un million de bébés européens seraient nés depuis 1987 grâce au programme d’échange universitaire Erasmus. Une vraie conquête.
Cependant, pour « protéger » cet espace de libre circulation, l’effacement des frontières entre les pays européens a pour contrepartie mécanique une politique mutualisée de « fortification » des frontières extérieures. Murs, barrières, lieux d’enfermement, zones d’attente, dispositifs biométriques, juridiques, diplomatiques, technologiques, militaires, expulsions, accords de réadmission, politique de voisinage, chantage économique, externalisation des contrô­les en s’appuyant parfois sur des régimes plus que discutables (par exemple Libye, Soudan…), etc., sont autant de couches empilées les unes sur les autres venant dessiner une frontière extérieure complexe aux contours géographiques mobiles et en réseau, dont le but principal est d’empêcher l’arrivée « illégale » de migrants sur le sol européen. En réalité, sur les cent vingt-six articles que compte la convention Schengen de 1985, un seul concerne la liberté de circulation, tandis que les cent vingt-cinq autres visent à organiser la « protection » des frontières extérieures.

« Chaque fois que l’UE renforce le contrôle de ses frontières extérieures (et certaines de ses frontières intérieures), ce durcissement est sans effet sur l’intensité des circulations migratoires. »

Une Europe assassine
Pourtant, l’efficacité d’une telle politique est pour le moins contestable. Car quels que soient les dispositifs mis en place par l’UE pour rendre perméables ses frontières, les causes des migrations, elles, ne cessent de s’amplifier au fil des guerres, de l’aggravation du réchauffement climatique et des mutations économiques qui sont souvent les conséquences directes d’un libre-échange agressif. Face à ces déstabilisations, pour beaucoup, traverser les frontières est une nécessité impérieuse, pour ne pas mourir de faim, pour travailler, pour vivre en liberté, vivre avec ses proches, ou tout simplement pour se donner un avenir. Alors quelles que soient les actions de contrôle et de répression mises en œuvre par l’UE à ses frontières, les migrants continuent d’arriver en Europe de façon irrémédiable. « On ne peut rien contre la volonté d’un homme », disait François Mitterrand. Mais nombreux sont ceux qui échouent dans leur périple.
Mercredi 20 septembre 2017, des gardes-côtes repêchaient sept naufragés au large de la Libye. Principalement issus d’Afrique subsaharienne, ils auraient embarqué sur un bateau pneumatique bondé aux abords de la ville de Sabratha en Libye. à la suite à d’une panne de carburant, leur embarcation aurait dérivé plus de sept jours sans être secourue avant de chavirer sur une mer démontée. Selon les témoignages, lors de l’embarcation, le bateau « accueillait » au moins cent vingt personnes.
« Sur les cent vingt-six articles que compte la convention Schengen de 1985, un seul concerne la liberté de circulation, tandis que les cent vingt-cinq autres visent à organiser la “protection” des frontières extérieures. »
Cette tragédie n’est pas isolée. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime à 60 000 le nombre de migrants morts ou portés disparus à travers le monde au cours de leur périple entre 1996 et 2016. Parmi eux, 40 000 l’ont été aux portes de l’Europe (carte ci-dessus), ce qui en fait de très loin la frontière migratoire la plus mortifère au monde (plus de 2 000 morts par an en moyenne depuis le début des années 2000 contre 400 pour la frontière États-Unis/Mexique). Avec près de 6 400 personnes mortes ou portées disparues, et tandis que le nombre de personnes arrivées en Europe a été divisé par trois par rapport à l’année précédente, 2016 (dernière année connue) aura été l’année la plus mortifère jamais recensée. Triste record.
Mais au-delà de ces chiffres alarmants, une approche géographique permet d’en saisir la logique. En mettant en relation une cartographie des morts en migration pour chaque année et en la superposant avec les dispositifs déployés progressivement par l’UE pour endiguer ces mouvements migratoires, on voit se dessiner un jeu du « chat et de la souris » à grande échelle. Chaque fois que l’UE renforce le contrôle de ses frontières extérieures (et certaines de ses frontières intérieures), ce durcissement est sans effet sur l’intensité des circulations migratoires. Mais par contre, chaque fois qu’un point de passage est fermé (détroit de Gibraltar, îles Canaries, Lampedusa, etc.), les « flux migratoires » sont déviés (sans être jamais stoppés), avec une conséquence directe : les trajets vers l’UE deviennent à la fois plus chers (car tous les passeurs ne sont pas des Cédric Herrou), plus longs et surtout beaucoup plus dangereux. Au fil des dispositifs mis en place – un mur rendu infranchissable, le déploiement d’un système de surveillance, une mission de l’agence Frontex loin de côtes européennes –, les routes migratoires se recomposent avec, à la clef, une augmentation du nombre de morts. Les morts en migration ne sont donc pas seulement le fruit d’une fatalité mais bel et bien le produit d’une politique migratoire sécuritaire et assassine.

Un nouveau droit à conquérir
La frontière migratoire européenne est donc une frontière létale. Mais elle ne l’est pas pour tout le monde. Car si elle se veut étanche et dangereuse pour les plus pauvres qui ont pourtant de bonnes raisons de vouloir la franchir, elle est par contre franchissable de façon simple et sécurisée par les citoyens des pays riches ou par les riches élites des pays pauvres. En d’autres termes, la frontière est dissymétrique et discrimine en particulier les plus pauvres. La carte ci-dessous permet d’en saisir la situation à l’échelle globale. Un monde coupé en deux. D’une part, les pays du Nord, sanctuarisés, où les résidents peuvent circuler librement, la plupart du temps sans visa ; cette zone représente les deux tiers de la richesse mondiale pour seulement 15 % de la population. Et, d’autre part, les pays du Sud, qui ont peu ou pas accès aux pays du Nord ; ces pays concentrent 85 % de la population mondiale. Autrement dit, ceux qui peuvent bouger librement à travers le monde et qui trouvent ça normal, ce sont les riches. Et ceux qui sont astreints à l’immobilité ou à voyager via des routes alternatives au péril de leur vie ou au prix de violences corporelles et morales, ce sont les pauvres. Et entre les deux est déployée une myriade de dispositifs destinés à empêcher des mobilités pourtant inéluctables dans un monde globalisé et en interaction croissante.

« Mettre en place une réelle politique d’accueil à l’échelle européenne et sécuriser de façon pérenne les parcours en Méditerranée, constitueraient à coup sûr les deux braquets d’une politique migratoire enfin ambitieuse permettant de raviver aussi le flambeau de l’internationalisme. »

Donc si, comme l’a fait Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, s’attaquer aux origines des migrations a du sens – misère, famine, esclavage, réchauffement climatique, guer­res –, ce focus sur les causes ne saurait en aucun cas constituer une échappatoire confortable permettant d’oublier de défendre ce droit fondamental qu’est la liberté de parcourir le monde énoncé dans l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et dont seuls les plus riches bénéficient aujourd’hui. Car, dans le monde de demain, les besoins de mobilité vont de toute façon grandir. Et, face à cet enjeu, l’horizon à défendre est plus que jamais celui de l’internationalisme et de la liberté de circulation pour toutes et tous dans ce monde qui est notre commun. Évidemment, cela ne se fera pas en un jour. Mais mettre en place une réelle politique d’accueil à l’échelle européenne et sécuriser de façon pérenne les parcours en Méditerranée constitueraient à coup sûr les deux braquets d’une politique migratoire enfin ambitieuse permettant de raviver aussi le flambeau de l’internationalisme.

Nicolas Lambert est cartographe. Il est ingénieur en sciences de l'information géographique au CNRS.

1. Vernon Subutex 3, Grasset, 2017

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018