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L’ensemble des dénonciations des violences sexistes s’inscrit dans l’histoire longue des féminismes et de leurs « vagues » historiques. Le mouvement #MeToo a accéléré ces dénonciations mais celles-ci restent encore difficiles dans le monde du travail.

Entretien avec Catherine Cavalin et Pauline Delage

CC : On a tendance à dater le mouvement #Metoo à partir de 2017, au moment où le producteur de cinéma hollywoodien Harvey Weinstein fait l’objet de plusieurs accusations d’agressions sexuelles et de viols. Votre ouvrage, Les Violences sexistes après #MeToo (Presses des mines, 2022), montre qu’il s’inscrit en réalité dans des mouvements sociaux antérieurs. Quelle est l'origine de ce mouvement ? 

Le plus souvent, la date retenue comme fondatrice d’un mouvement social garde la mémoire d’un événement marquant. Dans le cas de #MeToo, on peut reconnaître comme fondateurs les faits de violence sexuelle commis par Harvey Weinstein, publicisés en octobre 2017 par des femmes victimes (l’actrice Alyssa Milano en tête) et par des enquêtes de journalistes du New Yorker et du New York Times. Ce moment ne doit toutefois pas faire oublier des manifestations antérieures, ni masquer le fait qu’elles sont seulement en partie de même nature.

« Au sein de #MeToo, des inégalités sociales, fondées sur la race et la classe sociale en particulier, creusent des rapports de pouvoir dont on pourrait espérer, pourtant, que ce mouvement aiderait à les vaincre. »

Dix ans auparavant, la militante noire Tarana Burke avait utilisé l’expression « me too » (sans hashtag). Avec les milliers de messages partagés sur des réseaux sociaux à partir de 2017, ce meToo-là partage la publicisation d’une expérience personnelle de victimation. En outre, entre 2007 et 2017, de nombreux autres mouvements avaient aussi dénoncé cette immense prévalence des violences sexistes et sexuelles perpétrées par des hommes en toute impunité : « slutwalks » au Canada, mobilisations féministes latino-américaines « Ni Una [muerta] más » puis « Ni Una Menos » dans les années 2010, Ni Una menos et Non Una di Meno, en Espagne et en Italie… D’autres témoignages en ligne comme Vie de meuf (lancé en 2010 par Osez le féminisme !), ou encore les innombrables « Paye ta… » (Paye ta schneck, Paye ta blouse, etc.) ont abondé dans le même sens. L’ensemble de ces dénonciations s’inscrit dans l’histoire longue des féminismes et de leurs « vagues » historiques.

« Les délits et crimes relevant des violences sexistes bénéficient encore d’impunité, et la légitimité des féminismes n’est pas à l’abri de nombreuses manifestations « retours de bâton » dénonçant par exemple le féminisme comme désormais inutile et même nuisible. »

Dans cette histoire, tout n’est cependant pas égal. Prenant connaissance de la vague déferlante d’octobre 2017, Tarana Burke a insisté sur le fait queles conditions sociales de celles qui s’exprimaient alors – des femmes blanches issues de classes supérieures – avaient peu à voir avec les réalités (raciales et donc aussi sociales) des violences sexuelles subies au sein des communautés noires dans lesquelles elle travaille comme éduca­trice pour les plus jeunes.

CC : Bien que l’aspect « cinéma » soit mis en avant dans les médias, ce mouvement part de la sphère du travail. Pourquoi cette difficulté à parler des violences faites aux femmes dans le travail ? 

On peut répondre en évoquant en effet, à un premier niveau, l’invisibilité relative du travail. Première hypothèse : on rencontrerait un phénomène décrit par des recherches sur d’autres problèmes publics, à savoir la combinaison paradoxale de leur reconnaissance et de leur déni. D’une part, on assiste à une publicisation incontestable des violences sexistes depuis vingt ou trente ans, comme l'attestent l’expression d’un consensus, et même parfois d’un engouement social autour des revendications féministes, ou le fait que des politiques publiques reconnaissent et prennent en charge les violences sexistes. Mais, d’autre part, les délits et crimes relevant des violences sexistes bénéficient encore d’impunité, et la légitimité des féminismes n’est pas à l’abri de nombreuses manifestations de « backlash » (retours de bâton), dénonçant par exemple le féminisme comme désormais inutile et même nuisible.

« Le caractère inachevé de l’action publique, lié notamment à l’insuffisance des ressources budgétaires dédiées, reste un obstacle »

Deuxième hypothèse complémentaire : le travail lui-même fait l’objet de dénis dans les représentations sociales, comme en témoigne par exemple aussi la structurelle et massive sous-reconnaissance des dégâts que le travail occasionne à nos états de santé.
Troisième hypothèse : les situations de violences sexistes dénoncées dans les arts du spectacle ou le journalisme sont souvent décrites comme exceptionnelles. Gérard Depardieu ou Patrick Poivre d’Arvor sont représentés davantage comme des cas singuliers d’agresseurs… d’autant qu’ils ont été encensés comme acteur ou journaliste singulièrement talentueux. Les violences sexistes dont ils sont accusés ne sont pas principalement narrées comme des relations ordinaires de travail. De façon générale, la fragmentation de #MeToo entre de nombreux univers qui sont souvent professionnels (spectacle, justice, journalisme, etc.) rend difficile la réflexion sur ce qui relèverait du travail, de manière transversale concernant ces différents contextes sociaux.
Tous ces facteurs tendent certes à invisibiliser ce qui relève du travail dans les violences sexistes, mais rappelons que les violences sexistes dont les femmes font l’objet au travail sont cependant visibles à plusieurs égards. Par exemple, des enquêtes comme Événements de vie et santé (EVS) ou Violences et rapports de genre (VIRAGE) ont montré que les violences survenant au travail font relativement plus souvent que d’autres l’objet de révélations. Les victimes, souvent entourées de collègues, de clientes et clients, etc. sur leur lieu de travail, peuvent parler plus facilement. En outre, les changements législatifs nombreux sur les violences depuis la première loi sur le harcèlement au travail (1992) n’ont cessé de concerner à la fois les violences sexistes au travail et dans les relations de couple. En conséquence, il est peut-être difficile de parler des violences sexistes subies par les femmes au travail dans la mesure où il existe un défaut d’analyse des relations entre activité professionnelle et violences et un défaut de traitement public des violences sexistes, malgré l’arsenal législatif existant. Enfin, une absence notable est à remarquer : il est très rare que des violences sexistes subies par les femmes au travail soient analysées en termes de classes sociales, comme cela fut le cas – exceptionnel – lors de l’affaire DSK.

CC : À propos du traitement public des violences sexistes, dans votre ouvrage, il est question d’action publique. Qu’est-ce que #Meetoo a changé dans la prise en charge des violences sexistes et sexuelles ? 

Deux chapitres de notre ouvrage concernent cette question. L’un porte sur l’effectivité de l’action de l’État employeur contre les violences sexistes dans l’enseignement et la recherche et au ministère de l’Économie et des Finances. Malgré les protocoles d’accord et les dispositions légales, la lutte contre ces violences repose souvent sur l’action de personnes qui se mobilisent spécifiquement sur cette cause, mais sans que l’administration en tant que telle s’engage véritablement. La disette budgétaire accroît cette impuissance. L’autre chapitre concerne la sphère juridique, comme univers professionnel et secteur des politiques publiques. Le bilan paraît contrasté entre une sensibilité croissante mais encore limitée des avocats et des magistrats à cette cause, de réels effets de #MeToo sur l’activité législative entre 2019 et 2021, et la difficulté à évaluer avec un recul suffisant la mesure dans laquelle des condamnations s’appliqueraient aujourd’hui avec une plus grande fermeté. Au total, les politiques publiques restent encore au milieu du gué.

CC : Dans quelle mesure le numérique a-t-il participé à amplifier ce phénomène ? 

Ce qui paraît simple à comprendre, c’est que l’usage des outils numériques donne au mouvement #MeToo une force de frappe potentiellement aussi puissante que d’autres mouvements qui aujourd’hui mobilisent ces moyens d’expression. On retrouve ici de possibles effets viraux décrits pour d’autres phénomènes sociaux portés par les réseaux sociaux.

« Le travail lui-même fait l’objet de dénis dans les représentations sociales, comme en témoigne par exemple la structurelle et massive sous-reconnaissance des dégâts que le travail occasionne à nos états de santé. »

De plus, comme le montrent Josiane Jouët, Katharina Niemeyer et Bibia Pavard, (« Faire des vagues. Les mobilisations féministes en ligne », Réseaux, n°201, 2017) en changeant les modalités de la lutte sociale, l’usage du numérique modifie aussi potentiellement le contenu et les actrices de cette lutte. La lutte sociale, au moins pour partie, devient une « cam­pagne de communication ». Et l’usage de moyens de communication qui précisément peuvent donner la parole à des millions de personnes prend un sens tout particulier, au sein de luttes féministes qui depuis des décennies cherchent à promouvoir la prise de parole par les femmes.
Enfin, plus complexe ou paradoxal, les outils numériques, tout en ouvrant de grandes possibilités d’expression, laissent certainement de côté des populations ayant un niveau d’éducation ou de vie plus bas, ou encore des générations moins jeunes, moins connectées et donc moins susceptibles d’accéder aux réseaux pour s’exprimer publiquement… Alors que le numérique paraît faciliter grandement la parole des victimes, ce n’est sans doute pas le cas pour toutes. Cela reste un phénomène difficile à mesurer, notamment parce que la publicisation des violences sexistes en ligne s’accompagne dans de très nombreux cas d’un silence sur les caractéristiques sociales de la personne qui s’exprime.

CC : Selon vous, quelles sont les principales difficultés auxquelles se heurte aujourd’hui le mouvement ? Quelles difficultés dans la prise en charge globale des femmes victimes de violences ? 

Nous pouvons répondre en reprenant en particulier deux éléments contenus dans certaines des réponses précédentes, qui nous paraissent des impasses non résolues. D’une part, le caractère inachevé de l’action publique, lié notamment à l’insuffisance des ressources budgétaires dédiées, reste un obstacle. D’autre part, le fait que #MeToo ne donne pas, loin s’en faut, la parole à toutes les victimes. Au sein de #MeToo, des inégalités sociales, fondées sur la race et la classe sociale en particulier, creusent des rapports de pouvoir dont on pourrait espérer, pourtant, que ce mouvement aiderait à les vaincre.

Catherine Cavalin et Pauline Delage sont sociologues. Elles sont chargées de recherches au CNRS.

Propos recueillis par Maëva Durand.

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024