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Comment ne pas parler de politique quand on évoque Lucien Sève, et notamment – sans qu’on doive réduire ceci à cela – de cette vie militante au sein du Parti communiste pendant près de soixante années ? On ne lira ici qu’une esquisse, en raison du nombre de signes disponible mais aussi des recherches qui, sur ce chapitre, sont encore à mener.

Il y a quelque arbitraire à détacher telle ou telle dimension de la vie d’un homme pour la présenter à part. Combien de fois Lucien Sève lui-même aura-t-il critiqué l’édition de « La Pléiade » réalisée pour Marx par Maximilien Rubel, lequel distinguait des œuvres relevant de l’« économie », de la « philosophie », de la « politique »…
Lucien Sève appartient à cette génération qui, pour avoir échappé aux deux guerres mondiales, n’en est pas moins plongée dans le chaudron de l’histoire. Né neuf ans après Octobre, il intègre l’École normale supérieure quelques semaines après Hiroshima, des communistes étant pour la première fois au gouvernement. Point de carte en poche cependant à ce stade, mais, dans la violence de la guerre froide, le communisme est sur bien des lèvres à l’ENS, que ce soit pour le défendre et brandir son étendard ou pour le conspuer et conjurer son spectre à la croissante envergure… Parmi les brillants sujets qui ont donné leur adhésion au parti, citons deux aînés, jeunes agrégés de philosophie, qui nouent amitié avec Lucien Sève : Georges Snyders, de retour d’Auschwitz, et Louis Althusser. Amitié sincère et multidimensionnelle : il faut imaginer les trois compères jouer ensemble un concerto de Bach.

Un militantisme de terrain
Lucien Sève n’adhère toutefois qu’en 1950, à près de 24 ans, après avoir passé l’agrégation. Nommé à Chaumont, en Haute-Marne, il se montre très actif et ne tarde pas à se faire repérer par les Renseignements généraux qui notent alors son « dynamisme » et « un talent certain d’orateur ». Il prend des responsabilités locales et, très vite, départementales (« fédérales »). Un meeting de soutien aux cheminots en grève ? Il est présent et parle. Un autre pour soutenir la grève dans le bâtiment ? Idem. Lorsque des jeunes décident de constituer à Chaumont un cercle de l’Union de la jeunesse républicaine de France, Lucien Sève préside la réunion, flétrit l’icône du temps, Jean-Paul Sartre et l’existentialisme, pour mieux défendre marxisme et communisme. Bien sûr, il peut prononcer des conférences théoriques comme « Qu’est-ce que le marxisme ? » en avril 1952 mais Lucien Sève est un militant communiste au sens plein du terme. Il n’est pas seulement un « militant intellectuel », cantonné à cette seule dimension. Il peut donner des conférences comme « Le Front unique et l’organisation de l’action » (Gap, été 1953) ou mener les actions militantes canoniques du temps. Il ne se dérobe pas davantage devant l’animation des « organisations de masse ». Le voici responsable du conseil communal des Combattants de la paix de Chaumont et bientôt secrétaire départemental. En parallèle, il est élu conseiller municipal. Sans compter l’engagement syndical : il est secrétaire adjoint de la FEN-CGT de la Haute-Marne.
C’est le bain dans une classe ouvrière organisée et combative sur laquelle plane l’ombre de la guerre : Marius Cartier, le député cheminot, compagnon d’armes du colonel Fabien, n’est pas loin, à Saint-Dizier ; ou cette autre figure communiste du département, Fernand Kittler, cheminot également, rescapé de Dachau.
Militer alors au PCF, c’est s’apprêter à payer une forte addition à la bourgeoisie. Lucien Sève s’en acquitte. Pleinement. Ce sont les bataillons disciplinaires en guise de service militaire. C’est une carrière barrée pour un fonctionnaire. Rappelons que Frédéric Joliot-Curie, tout prix Nobel qu’il fût, est chassé de « son » Haut-commissariat à l’énergie atomique au printemps 1950 ; à l’été 1953, on refuse que des candidats se présentent au concours de l’École nationale d’administration au motif qu’ils sont communistes… C’est pour cette raison que Lucien Sève doit quitter son (beau) poste de professeur au lycée français à Bruxelles et rejoindre la Haute-Marne : il a trop fort et trop nettement vanté les mérites de Lénine – ce qui ne cessera jamais – dans des conférences organisées par l’ambassade de France.

« Lucien Sève est un militant communiste au sens plein du terme. Il n’est pas seulement un “militant intellectuel”, cantonné à cette seule dimension. Il peut donner des conférences comme “Le Front unique et l’organisation de l’action” (Gap, été 1953) ou mener les actions militantes canoniques du temps. »

Nommé à Chaumont, il rejoint ensuite Talence (Gironde) et dirige l’Université ouvrière de Bordeaux, croisant le chemin de jeunes agrégés communistes comme Pierre Fougeyrollas ou Olivier Bloch, pour évoquer « la rente foncière et le problème paysan » comme « la plus-value et la loi générale de l’accumulation capitaliste ». À mesure que ses propres recherches avancent, il semble se spécialiser dans l’activité des communistes dans le domaine théorique et en direction des milieux intellectuels. N’écrit-il pas à Henri Bordage, alors directeur des Nouvelles de Bordeaux et du Sud-Ouest, pour lui proposer une page hebdomadaire spécifique en ce sens ?

Un militantisme à l’échelle nationale
Muté au lycée Saint-Charles à Marseille en 1957, Lucien Sève poursuit sur cette voie et commence une deuxième vie militante. À l’emploi du temps chargé du professeur de lycée, militant local et responsable départemental, s’ajoute une charge d’échelle nouvelle : nationale.
C’est la participation au comité de rédaction de La Nouvelle Critique, « revue du marxisme militant » qu’avait fondée un autre jeune communiste agrégé de philosophie, Jean Kanapa. C’est dans une collection liée à cette revue qu’il publie La Différence, consacrée à Lénine pour une part et à la critique d’un fort ouvrage d’Henri Lefebvre de l’autre. Cette activité n’échappe pas à l’attention de Maurice Thorez qui note dans son journal dès 1958 la qualité « remarquable » de textes de Sève, n’hésitant pas à lui écrire directement pour l’en féliciter. L’Humanité, sous la plume de l’agrégé de philosophie Michel Simon puis celle de l’agrégé d’allemand Pierre Juquin, salue également les livres de Lucien Sève (mai 1960 ; mars 1961). Le XVIe congrès du PCF, en mai 1961, porte Lucien Sève au comité central. À côté des responsabilités qu’il continue d’assumer aux échelons locaux et fédéraux du PCF – mais aussi de France-URSS par exemple –, le philosophe s’intègre dans les structures de travail communistes nationales. Jack Ralite, lors de la mort de Jacques Chambaz en 2004, rappelait ainsi l’équipe constituée autour de Roland Leroy dans la deuxième moitié des années 1960 pour traiter des questions idéologiques et culturelles, citant Sève au milieu des historiens Jacques Chambaz ou François Hincker, du germaniste Pierre Juquin, du philosophe Guy Besse…

« Même si c’est Charles Fiterman qui va incarner cela pour le plus grand nombre, Lucien Sève participe là au lancement de la “refondation communiste”. »

Si Roger Garaudy, docteur de l’Académie des sciences de l’URSS, membre du bureau politique, proche de Maurice Thorez et de Louis Aragon, fait office de « philosophe officiel », Lucien Sève n’hésite pas à lui porter la contradiction – qui a sa réciproque – dans des controverses qui peuvent être particulièrement âpres – c’est un des enjeux du comité central d’Argenteuil (1966). Roger Garaudy marginalisé et bientôt hors du PCF, Lucien Sève voit son autorité croître encore davantage au sein du parti – même si l’aura intellectuelle de Louis Althusser, hors des rangs des directions communistes, est considérable. N’est-il pas, avec Waldeck Rochet et François Billoux, l’orateur du (très) grand meeting de campagne de Jacques Duclos à Marseille en 1969 ? Devant les plus de 5 000 participants réunis salle Vallier, il frappe les esprits et Jean Lacouture, pour Le Monde, de noter son « intervention très nourrie et très charpentée ». Surtout, en 1970, Lucien Sève devient directeur des Éditions sociales et s’impose comme une des principales figures intellectuelles du PCF appuyant la dynamique politique à l’œuvre. Quand Louis Althusser brocarde le XXIIe congrès de 1976 et l’abandon de la dictature du prolétariat, Lucien Sève (qui le publie aux ES) lui réplique : « Nous n’avons pas abandonné la dictature du prolétariat comme on abandonne un enfant, mais comme l’adulte abandonne l’enfant et l’adolescent qu’il a été. » En 1979, il est directeur adjoint du nouvel Institut de recherches marxistes. En 1980, c’est lui qui préside la séance du comité central qui soumet au vote la désignation de Georges Marchais comme candidat à l’élection présidentielle. En 1982, c’est même lui qui est chargé du projet de résolution du XXIVe congrès.

« En 1970, Lucien Sève devient directeur des Éditions sociales et s’impose comme une des principales figures intellectuelles du PCF appuyant la dynamique politique à l’œuvre. »

Le lancement de la « refondation communiste »
Le choc n’est que plus retentissant quand s’ouvre la troisième vie militante de Lucien Sève au lendemain des élections européennes de 1984. Fin juin, le comité central entend une intervention qui prend le rapport liminaire à contre-pied, appelant à ne pas minimiser les difficultés et à manifester les ambitions les plus grandes en matière théorique et politique. Même si c’est Charles Fiterman qui va incarner cela pour le plus grand nombre, Lucien Sève participe là au lancement de la « refondation communiste ». Cela ne va pas sans des heurts plus ou moins vifs dans les années qui suivent : alors qu’il intervient à l’école centrale, il est considéré par certains communistes comme une sorte de dissident à tenir en suspicion. Dans L’Humanité, la sociologue Danielle Bleitrach, membre du Comité central, attaque très brutalement le livre qu’il publie avec sept autres auteurs en 1987, Je. Sur l’individualité. Lucien Sève regrette, lors de la séance du comité central (dont il reste membre) qui suit, une critique « déshonnête et ridicule », « manquement à la simple honnêteté intellectuelle ». Le débat n’est pas tant académique que politique et Lucien Sève est appelé à préciser contre Danielle Bleitrach : « Le problème que j’ai posé n’est pas, donc, de savoir si un parti révolutionnaire a encore un rôle d’avant-garde à jouer – la nécessité de ce rôle ne me paraît pas affaiblie mais au contraire avivée par la stratégie autogestionnaire qu’a adoptée le PCF. Il est de prendre jus­qu’au bout la mesure théorique et pratique des transformations opportunes dans la manière d’assumer ce rôle d’avant-garde, com­pte tenu, entre autres, du développement de nouvelles for­mes d’individualité. C’est une vraie question que je n’entends pas laisser recouvrir par un faux problème. » L’Humanité, avec l’agrégé de philosophie Bernard Michaux, publiera d’ailleurs un deuxième compte rendu, dans un sens différent du premier. Reste que les tensions sont désormais très vives.

« Quand deux yeux divergent, l’un regarde à droite et l’autre à gauche. Quant à moi, je ne regarde nulle part ailleurs que droit devant, vers une identité communiste ravivée, en prise sur ce nouveau temps. » Lucien Sève 

Il faut toutefois attendre 1989 pour que tout s’accélère. Les désaccords avec Georges Marchais se font plus nets. En 1990, toujours au côté de Charles Fiterman (malgré des approches qui ne convergent pas en tous points), Lucien Sève (constamment réélu au CC en dépit de ses désaccords connus) ne vote pas le rapport préparant le prochain congrès et appelle à ce que le contre-projet présenté par Charles Fiterman, soit soumis aux adhérents au même titre que celui élaboré par la direction nationale. « Ne mettons pas le doigt dans cet engrenage », répond alors Georges Marchais qui proposera la publication de ce texte dans L’Humanité. Le journal communiste ouvre alors ses colonnes à une vive pluralité de points de vue. Dans la préparation de ce même XXVIIe congrès, Lucien Sève y regrette : « Pourquoi cette hâte à cataloguer et rejeter des points de vue différents ? Quelles sont les racines de cette ruineuse étroitesse qui traite sans examen sérieux des camarades en adversaires […] ? En son inspiration léninienne, le centralisme démocratique demeure foncièrement valide. Mais durant des décennies il a été converti en son contraire : le centralisme autocratique stalinien. En avons-nous identifié tous les maléfices ? [...] Quand deux yeux divergent, l’un regarde à droite et l’autre à gauche. Quant à moi, je ne regarde nulle part ailleurs que droit devant, vers une identité communiste ravivée, en prise sur ce nouveau temps. »
En juin 1991, une nouvelle étape est franchie : il est le principal auteur du manifeste « Refondations », lancé par un colloque public rassemblant plus de mille participants, de Malek Boutih (alors vice-président de SOS Racisme) à Gisèle Halimi. Malgré la diversité politique des présents, Lucien Sève maintient un cap loin des synthèses sans contenu et revendique explicitement « la nécessaire refondation de l’identité communiste ». En septembre, avec Jean-Michel Catala, Paul Boccara, Guy Hermier ou Philippe Herzog, Lucien Sève vote contre le rapport présenté par André Lajoinie au lendemain du coup d’État manqué organisé à l’été 1991 en URSS. Les chemins continuent de s’écarter. Jusqu’en 2010 où le nom de Lucien Sève figure parmi la liste des communistes quittant le PCF à la veille du XXXVe congrès.

« Quand Louis Althusser brocarde le XXIIe congrès de 1976 et l’abandon de la dictature du prolétariat, Lucien Sève (qui le publie aux ES) lui réplique : “Nous n’avons pas abandonné la dictature du prolétariat comme on abandonne un enfant, mais comme l’adulte abandonne l’enfant et l’adolescent qu’il a été.” »

Pourtant, Lucien Sève n’est jamais vraiment devenu un « ex », avec toute l’amère hostilité que le terme implique souvent. Communiste, il restait attentif et, je crois, attaché au parti qui fut le sien des décennies durant, ce qui n’impliquait pas de soutien aveugle mais une disponibilité et un intérêt réels. Autrement que l’adhérent de guerre froide ou le dirigeant thorézien, autrement encore que le responsable des années 1980-1990, Lucien Sève est resté jusqu’à son dernier souffle un militant du communisme. 

Guillaume Roubaud-Quashie est historien. Il est agrégé et docteur en histoire.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020