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Émanation du CNR, les états généraux convoqués en juillet 1945 ont permis de mobiliser les citoyens à l’échelon des communes, voire, en ville, des quartiers et des entreprises.

Entretien avec Michel Pigenet

CC : Les états généraux de la renaissance sont une émanation du CNR. Dans quel but ont-ils été convoqués ?

Le 14 juillet 1945, le défilé militaire du matin, entre Nation et Bastille, est suivi, l’après-midi, d’un immense cortège populaire, entre Concorde et Bastille. À sa tête, le CNR au complet précède les quelque deux mille membres des États généraux réunis du 10 au 13.
Des « états généraux » en 1945 ? La résonance révolutionnaire de l’intitulé témoigne des références et des ambitions d’une période exceptionnelle. Depuis la Libération, long processus qui s’achève avec la capitulation de l’Allemagne, le 8 mai 1945, le pays vit dans le provisoire. Le qualificatif s’applique au gouvernement dirigé par le général de Gaulle. Ainsi le gouvernement provisoire de la République française (GPRF), instance exécutive et législative, n’a-t-il de compte à rendre à personne. Pour autant, il ne peut ignorer le CNR, auquel il doit une partie de sa légitimité patriotique, et l’Assemblée consultative, qu’il a mise en place, mais dont la dénomination résume les maigres responsabilités. Le CNR, qui n’en exerce officiellement aucune, ne s’est pas dissous, comme on le lui suggérait au lendemain de l’installation du GPRF dans la capitale. S’il reconnaît l’autorité du général de Gaulle, il se pose en tuteur moral et politique en sa qualité de représentant des forces vives de la nation. Il entend veiller à la réalisation des réformes d’envergure inscrites dans son programme de mars 1944.
Dans ce contexte mouvant, la première allusion à des états généraux intervient le 13 septembre 1944, lorsque le comité directeur du Front national en avance l’idée afin de permettre au peuple, en l’absence d’élections, de formuler ses attentes et d’être associé à leur mise en œuvre. La proposition séduit. Elle est retenue et programmée le 14 juillet 1945 par les délégués des comités départementaux de libération (CDL), organismes formés sur le modèle du CNR et convoqués en « assemblée nationale », les 15, 16 et 17 décembre 1944. La décision est confirmée le 28 février à la faveur d’une conférence des présidents de CDL. Tout reste, cependant, à organiser. La tâche relève du CNR, qui en arrête les modalités, transmises aux CDL, lesquels les adaptent et sollicitent les comités locaux de libération (CLL). La réussite de l ’initiative repose, en effet, sur la mobilisation des citoyens à l’échelon des communes, voire, en ville, des quartiers et des entreprises. Chaque CLL se voit confier, de préférence en concertation avec la municipalité, la mission de distribuer des questionnaires à ses concitoyens invités à les remplir. Une fois recueillis, ces documents servent de base à la rédaction d’un cahier communal de « doléances » soumis à la ratification de l’assemblée populaire locale, qui élit ses représentants aux assises du canton, puis de l’arrondissement et du département, dont le cahier sera porté à Paris, en juillet, par des délégués désignés à raison d’un pour vingt mille habitants.

« Les cahiers permettent une remarquable plongée dans les entrailles du pays. Il en ressort une volonté de transformation profonde, accordée aux principes et projets de la Résistance et du CNR, irréductible à la seule influence du PCF, n’en déplaise aux commentateurs ignorants de ce que montrent les archives. »

Retardée par la guerre, perturbée par les élections municipales des 19 avril et 13 mai 1945, la préparation des états généraux s’active à partir de la fin mai. Au fil des mois, leurs objectifs et enjeux ont évolué. S’il s’agit toujours de soutenir le CNR et son programme, la question, hier primordiale, de l’effort de guerre s’efface derrière celle des contours de « l’armée nouvelle », tandis que l’épuration, la reconstruction, les réformes politiques, économiques et sociales demeurent d’actualité, et que le CNR, la gauche résistante, politique et syndicale s’opposent au général de Gaulle résolu à limiter les pouvoirs de la future Assemblée constituante. Sans précédent depuis la Révolution et jamais renouvelée jusqu’à ce jour, l’expérience nationale de « démocratie agissante » fait événement. Fondée sur une conception exigeante de la citoyenneté, elle vise à faire du peuple l’acteur direct de son destin social et politique. En ce sens, elle se rattache à un long passé d’aspirations démocratiques et populaires, mais participe des dynamiques d’une époque encore sur la lancée des espoirs portés par la Résistance et libérés par sa victoire.

CC : Au-delà de cette expérience novatrice, ces états généraux vont-ils apporter des idées nouvelles ? Et, pour finir, pourquoi cette expérience est totalement occultée de la mémoire ?

Le 10 juillet, à Paris, jour d’ouverture des états généraux, les délégués se répartissent en dix commissions thématiques, allant de « la renaissance industrielle et économique » au « progrès social », en passant par « la défense de de la République et de la démocratie », « l‘armée et la nation » ou « la jeunesse »… Dans les communes, les questionnaires sont parfois plus diversifiés. Si les cahiers comportent leur part de demandes de goudronnage des routes, d’adduction, d’électrification ou de salle des fêtes, ils virent rarement à l’inventaire clochemerlesque. Beaucoup voient plus loin, voire très loin, aux lisières des utopies, avec ce que cela charrie de confusions et d’approximations, à l’exemple du vœu assez fréquent de « suppression des bénéfices ». Précises, les doléances anticipent les réformes sociales prochaines ou plus lointaines. Souvent, elles les débordent pour mentionner la retraite à 60 ans pour les hommes et à 55 ans pour les femmes et les salariés affectés à des travaux dangereux, le contrôle syndical des embauches et des licenciements, l’indemnisation du chômage, l’extension des pouvoirs des comités d’entreprise, etc. Par-delà la reprise de revendications syndicales, l’argumentaire emprunte plus volontiers à l’humanisme et au christianisme social qu’au marxisme. Un indéniable conservatisme perce dès qu’on aborde la politique familiale, le rôle assigné aux femmes ou l’immigration.

« Une page se tourne, que les états généraux ont contribué à écrire, mais dont la compréhension et le souvenir pâtiront de leur singularité, puis des ruptures de la guerre froide. »

Sans exclure les biais inhérents aux procédures suivies, aux sociologies locales et à l’engagement inégal des citoyens, les cahiers permettent une remarquable plongée dans les entrailles du pays. Il en ressort une volonté de transformation profonde, accordée aux principes et projets de la Résistance et du CNR, irréductible à la seule influence du PCF, n’en déplaise aux commentateurs ignorants de ce que montrent les archives. Sur le moment et en interne, les communistes évaluent à quatre cents le nombre de leurs camarades parmi les mille huit cent soixante-dix délégués rassemblés à Paris le 10 juillet 1945.
Quatre jours plus tard, les Parisiens, descendus dans la rue par centaines de milliers, font leurs les doléances des assises. Paradoxalement, leur succès sonne leur glas. En octobre, les résultats des élections à l’Assemblée constituante autorisent Louis Saillant à conclure que « le programme du CNR est au pouvoir ». La parole est maintenant aux partis dans un cadre représentatif plus classique. Une page se tourne, que les états généraux ont contribué à écrire, mais dont la compréhension et le souvenir pâtiront de leur singularité, puis des ruptures de la guerre froide.

Michel Pigenet est historien. Il est professeur émérite d’histoire contemporaine de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Propos recueillis par Baptiste Giron

Cause commune 37 • janvier/février 2024