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Si le mouvement syndical a connu une érosion ces dernières années, 2023 et 
l’intersyndicale le remettent au centre de la vie politique pour porter les exigences du monde du travail avec la force et la détermination qui contraindraient ses interlo­cuteurs de la politique instituée à se positionner.

Le récent mouvement contre la réforme des retraites a remis les syndicats au cœur de l’actualité sociale. L’approche franco-française de la séquence n’interdit pas de noter qu’elle est contemporaine du regain de conflictualité constaté au Royaume-Uni et en Allemagne. Par-delà le démenti apporté au marronnier médiatique de l’agonie des syndicats, la mobilisation a d’abord malmené la volonté macronienne de les ignorer. Certes, la nouvelle contre-réforme est passée, mais le passage en force ne vaut pas constat de défaite.

Le retour des syndicats ?
2023 se distingue de la longue série des batailles sociales perdues depuis 2003, dont l’expérience a conduit à en rabattre sur les chances d’une victoire. À aucun moment, les fortes majorités hostiles au projet gouvernemental n’y ont cru, ce qui n’a pas manqué de peser sur les formes de lutte : visibles, mais au moindre coût, à la manière d’une « répétition générale ».
Pour l’avenir, deux faits retiennent l’attention. Le premier est l’amorce d’un mouvement de syndicalisation qui, en six mois, avoisinerait 100 000 adhésions – dont 43 000 à la CFDT et 40 000 à la CGT, près de 4 000 à FO, 3 000 à Solidaires, 1 500 à la FSU –, soit un flux supérieur de 30 % à 40 % à celui de l’année précédente. On reste, certes, très loin des « ruées » de 1936 et de la Libération, ainsi que du rebond de 1968. Les centrales insistent sur le profil des nouveaux adhérents, plutôt gagnés dans les zones de faiblesse du syndicalisme. Signe des temps, beaucoup des contacts l’ont été par voie électronique et sont le fait de travailleurs « isolés », distincts en cela des adhésions « à l’ancienne » : en bloc et sur le tas, dans la continuité de fortes sociabilités professionnelles et territoriales.
On note, en second lieu, une nette amélioration de l’image des syndicats dans l’opinion. En réalité, le changement a commencé en 2020, où, après six années d’avis négatifs, la proportion des salariés confiants dans la capacité des syndicats à défendre leurs intérêts s’élève à 51 %, soit 8 points de mieux qu’en 2018.

« Au regard de l’état de faiblesse organisationnelle et stratégique de la gauche politique, les syndicats sont les ultimes organisations de masse du pays. »

Si la protestation de 2023 fut l’affaire des syndicats, elle a mis en avant leur intersyndicale, dont la capacité à représenter le mouvement et à élaborer une tactique accordée à ses objectifs a réduit les risques de fissures internes ou de récupérations externes. L’intersyndicale a su et pu incarner ainsi la « majorité sociale », dont les sondages mesuraient l’étendue, indifférente aux habituels clivages politico-partisans. Bien qu’affaiblie sur le tard par la réapparition des black blocs, cette hégémonie a rendu possible l’expression, ici et là, de solidarités perdues, du moins sous bannières syndicales ouvrières, entre salariés et petits patrons.
La vague émeutière qui, peu après, a secoué les quartiers populaires s’est chargée d’aggraver une situation sociopolitique explosive, dont le kaléidoscope des fractures et tensions sociales proscrit les analyses univoques, mais invite à examiner de plus près ce qu’il en est des syndicats, acteurs avec lesquels il faudra de nouveau compter.

Le toujours-là de quatre décennies critiques
L’idée d’une crise du syndicalisme court depuis la fin des années 1980. Sa longévité excède de beaucoup la temporalité habituelle des crises. Les mutations rapides des mondes du travail ont leur part dans les difficultés de syndicats dont les repères se brouillent et les savoir-faire s’émoussent. Confrontés à une désindustrialisation liquidatrice de leurs anciennes bases, ils peinent à contrer l’exacerbation de la concurrence entre travailleurs et le foudroyage des collectifs de travail consécutifs au processus de financiarisation-mondialisation de l’économie capitaliste. Ces retards et ces impuissances ont pu faire douter de leur avenir.

« Démonstration faite de leur efficacité dans la conduite d’une lutte défensive, les syndicats ont la possibilité, maintenant, de répondre aux aspirations d’un autre ordre. »

Force est de convenir que l’incapacité à s’imposer comme interlocuteur incontournable n’a épargné aucune des stratégies syndicales en présence. Ces impasses stratégiques en dévoilent d’autres. La moindre n’est pas le défaut d’enracinement qui tient les syndicats et leurs militants à distance des travailleurs. Sans la résumer, la désyndicalisation en donne la mesure. Le phénomène est mondial, mais l’effondrement hexagonal, spectaculaire, a frappé au premier chef la CGT. La centrale, qui affichait 2,3 millions d’adhérents en 1975, en dénombrait moins de 500 000 en 1994. Si les chiffres remontent ensuite, l’objectif du million d’adhérents n’a jamais été atteint. Fin 2022, elle annonce 640 000 membres, à comparer aux 612 000 de la CFDT. Les deux centrales continuent de se détacher nettement de leurs homologues. À la même date, FO qui, depuis des années, arrêtait ses effectifs à 500 000, en revendique 350 000 à 380 000 adhérents, devant l’UNSA – 190 000 à 200 000 –, la FSU –150 000 à 160 000 –, la CFE-CGC – 148 000 –, la CFTC – 140 000 – et Solidaires – environ 100 000.
Préoccupant, le rétrécissement exagère, en outre, les distorsions d’une sociologie syndicale masculine et âgée, resserrée autour des travailleurs les mieux protégés des grandes entreprises et des services publics. Au fil des ans, le recul a fini par entraîner la disparition de sections, bases et noyaux qui assuraient la continuité de paroles et d’initiatives syndicales. En 2016, plus de 40 % des salariés du privé étaient sans élus ou délégués sur leur lieu de travail.

La question de l’unité au défi d’un pluralisme de longue durée
D’emblée, la CGT, puis toutes les confédérations à sa suite se sont attachées à passer outre l’hétérogénéité professionnelle, catégorielle, territoriale et, plus encore, idéologique des mondes du travail hexagonaux. Jusqu’en 1914, la Confédération réussit à faire cohabiter typographes et bûcherons, postiers ou instituteurs et métallos, gars du bâtiment ou mineurs, libertaires, socialistes, syndicalistes révolutionnaires et réformistes, à favoriser la transition du syndicalisme de métier initial vers un syndicalisme d’industrie. Il en va autrement, au regard des comptes à régler, après le grand massacre et la révolution russe. L’irréparable conduit à la scission fondatrice de 1921-1922 entre « réformistes confédérés » et « révolutionnaires unitaires », qu’aucune des réunifications éphémères ultérieures ne parviendra à surmonter.

« La capacité de l’intersyndicale à représenter le mouvement et à élaborer une tactique accordée à ses objectifs a réduit les risques de fissures internes ou de récupérations externes. »

La création de la CFTC en 1919 assure la visibilité du syndicalisme chrétien étranger au mouvement ouvrier qui conteste ses attributs syndicaux. En 1940, dans l’adversité de la clandestinité, elle côtoie la CGT, qu’elle retrouve au CNR.
La fondation de la CGC à l’automne 1944 ouvre la voie d’un syndicalisme catégoriel, avant que les ruptures de 1947-1948 (création de FO notamment) ne segmentent le syndicalisme français sur la question communiste. Forte de valeurs qui la prémunissent du risque de dilution, la CFTC, en voie d’ouvriérisation et d’autonomisation vis-à-vis de l’Église, ne récuse pas l’unité d’action avec la CGT. Réformiste par principe, elle se sent néanmoins plus proche de FO, handicapée par sa faible audience et qu’un vieux fond anticlérical fait hésiter à s’arrimer aux « calotins ».
Dans les années 1990, l’unité de la Fédération de l’éducation nationale (FEN), préservée au moyen de l’autonomie et d’un fonctionnement en tendances, finit par voler en éclats. La Fédération syndicale unitaire (FSU) et l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) prennent tant bien que mal le relais, tandis qu’une autre aile du syndicalisme autonome, rejointe par des dissidents et des exclus de la CFDT, forme l’Union syndicale Solidaires, dite « Solidaires ». À l’issue de ces chassés-croisés, l’éparpillement du syndicalisme français est à son comble avec huit organisations interprofessionnelles.
S’il leur arrive de vanter l’unité d’action, voire d’envisager l’unité organique, les syndicats excellent à multiplier les obstacles à sa réalisation. La CGT n’y a pas renoncé, mais dans l’attente d’hypothétiques jours meilleurs, se donne d’autres priorités. Au début des années 1990, son secrétaire général, Louis Viannet, mise sur un « syndicalisme rassemblé ». S’il procède de l’unité d’action, l’objectif vise aussi à tisser des liens permanents par l’élaboration en commun de revendications au terme de confrontations franches, mais exclusives de vaines polémiques. La démarche résiste aux turbulences de 1995. La nouvelle défection de la CFDT, en 2003, a toutefois raison du mot d’ordre, sinon de la démarche.
La question de l’unité a moins souvent préoccupé la CFTC-CFDT, d’abord soucieuse de se démarquer de la CGT comme des syndicats réformistes. À plusieurs moments clés de son histoire, elle ne craindra pas l’isolement, convaincue d’incarner la seule voie d’un syndicalisme ambitieux et pragmatique. Sur ce plan, sa participation active à l’intersyndicale de 2023 marque, peut-être, un tournant. Pour la première fois, elle a paru assumer ses responsabilités de « leader », attentive au rassemblement et à la conciliation des points de vue.
À l’inverse, des militants en vue de la CGT n’ont pas craint de poser aux challengers prompts à souligner leur différence, voire à verser dans un sectarisme guère mieux disposé envers la FSU et Solidaires. Ainsi ont-ils obtenu la suppression de leur mention dans le document d’orientation, à rebours des rapprochements ébauchés par la direction sortante avec ces possibles partenaires d’un pôle syndical mouvementiste, sinon de radicalité.

Les syndicats au pied du mur
Au regard de l’état de faiblesse organisationnelle et stratégique de la gauche politique, les syndicats sont les ultimes organisations de masse du pays, les rares à offrir encore des structures d’accueil, d’écoute, de formation et de promotion des classes populaires, d’expression directe de leurs attentes, d’élaboration de revendications, de tactiques et de stratégies de mobilisation.
C’est l’évidence au sortir du mouvement de 2023 contre la réforme des retraites, dont la force, l’ampleur et la durée furent en partie le résultat de l’absence de récupération comme de l’incapacité des partis de gauche à dégager une issue politique crédible. Le constat n’invalide pas la portée éminemment politique d’une lutte génératrice de critiques acérées des institutions et de réflexions sur les modalités de la démocratie sociale, son articulation à la démocratie politique et au système représentatif.
Démonstration faite de leur efficacité dans la conduite d’une lutte défensive, les syndicats ont la possibilité, maintenant, de répondre aux aspirations d’un autre ordre. Le défi à relever consiste à monter en généralité à partir de ce qui semble essentiel, d’établir des objectifs prioritaires et de les rendre incontournables, au besoin en concertation, convergence ou alliance avec d’autres acteurs du mouvement social. Modalité d’une « politique populaire » de nature à redynamiser les institutions, la perspective porte en germe la « transformation sociale » qui dessinerait les contours de la République démocratique et sociale à construire. La balle est dans le camp des syndicats, pour autant qu’ils acceptent de s’en saisir. Non en vue de rallier tel parti ou telle coalition de partis, qui les renverraient au rôle de forces d’appoint ou de cautions sociales. Mais pour signifier leurs exigences avec la force et la détermination qui contraindraient leurs interlocuteurs de la politique instituée à se positionner.
Utopie ? L’idéal partagé de transformation sociale prédispose le syndicalisme hexagonal à ce type d’initiative, dont l’histoire compte des précédents. En 1934, la CGT-Jouhaux a su pallier l’impuissance de la gauche. Coup sur coup, son « plan de rénovation économique », combiné à une réforme des institutions ouvrant la voie à la démocratie sociale, et son appel à la grève politique du 6 février furent le point de départ du Front populaire. En 1943, sa réunification précéda et favorisa celle de la Résistance au sein du CNR, dont le programme s’inspirait des propositions de 1934 avant d’être mis en œuvre à la Libération. À suivre.


Michel Pigenet est historien. Il est professeur émérite à l’université Paris 1- Panthéon-Sorbonne.


Syndicats : une image qui s’améliore

La manière probablement la plus pertinente pour apprécier l’image des syndicats dans l’opinion est de se référer au Baromètre du CEVIPOF, l’institut de recherche de Sciences Po. En effet si les sondages sur le monde syndical sont nombreux et divers, le Baromètre, qui scrute l’opinion en posant les mêmes questions depuis près de quinze ans, est un bon repère pour apprécier l’état et l’évolution des sondés sur une assez longue période.
Le premier baromètre a été réalisé en 2009 ; le niveau de confiance des Français à l’égard des syndicats s’établit alors à 36% ; à partir de 2013, ce taux n’a cessé de baisser sensiblement jusqu’en 2019 ; à partir de 2020, il a connu une forte remontée pour retrouver, dans ce qu’on appelle la vague 14 du baromètre, en février 2023 (alors que le mouvement contre la réforme des retraites était lancé), le chiffre de 36%.
Un chiffre de « confiance » moindre que pour d’autres « institutions » (hôpitaux, Sécurité sociale, école) mais nettement plus important que celui accordé aux médias (28%) ou aux partis politiques (16%). Comparé à d’autres pays européens, ce taux de confiance est plus fort en France qu’en Italie, mais plus faible qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne.
En ce même mois de février 2023, une étude de l’IFOP pour le JDD montrait que les syndicats étaient considérés comme les acteurs qui incarnaient le mieux l’opposition à la réforme des retraites (pour 43% des Français), les partis d’opposition arrivant loin derrière.
Enfin, une enquête Kantar (réalisée pour la CFDT à l’occasion de son congrès, durant l’été 2022) notait que 56 % des « salariés » (cette fois l’échantillon était plus serré que celui de la population française) faisaient confiance aux syndicats pour défendre leurs intérêts. Cette étude constituait « le meilleur résultat depuis 2013 » (+5 points par rapport à 2019), soit la même tendance à l’amélioration de l’image depuis quelques années déjà notée par le CEVIPOF. D’autres enseignements de cette même enquête : 88% des salariés pensaient que les pouvoirs publics devraient associer davantage les travailleurs et leurs représentants pour préparer l’avenir ; pour 79 %, les salariés avaient un rôle à jouer dans la redéfinition des modes de travail ; et 80 % jugeaient qu’il fallait renforcer le rôle et les moyens des représentants du personnel dans les entreprises et les administrations.
G. S.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023