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Histoire sociale du politique, la thèse de Dimitri Manessis se veut au croisement de plusieurs approches, mobilisant aussi bien les travaux historiques que ceux de la sociologie, de l’anthropologie ou des sciences politiques. Elle se situe résolument dans la poursuite des travaux récents plaçant les acteurs au centre de la problématique.

Conçue comme une biographie collective, cette thèse étudie les secrétaires régionaux du Parti communiste français. Le secrétaire régional est un militant qui, théoriquement choisi parmi les militants locaux, avec l’aval du « centre » (c’est-à-dire la direction nationale du PCF), prend la direction d’une « région » du PCF, structure qui succéda à partir de 1924-1925 aux anciennes fédérations héritées de la SFIO. En tant que dirigeant du comité régional, il est le premier responsable du parti à l’échelle locale.
Ce travail s’appuie sur une enquête prosopographique menée sur un corpus – qu’il a fallu constituer – de cent quatre-vingt sept individus. La prosopographie consiste en l’étude des trajectoires biographiques d’un groupe d’individus. Cette démarche permet donc de mener un subtil jeu d’équilibre entre la grande histoire et la micro-histoire, de restituer la « chair humaine » chère à Marc Bloch sans en faire une indigestion, sans perdre de vue les grands enjeux, les grands débats, les stratégies. Cette étude débute en 1934, année charnière de mise en place d’une nouvelle stratégie par les communistes (celle du tournant antifasciste où la France est le laboratoire de la nouvelle ligne après le traumatisme de l’arrivée d’Hitler au pouvoir), et se termine en 1939, c’est-à-dire au moment de l’interdiction du PCF à la fin septembre de cette année. Il m’apparaissait en effet qu’une même orientation guidait l’action des communistes jusqu’à cette époque : celle de l’alliance antifasciste, qui débute en 1934 puis prend de plus en plus de corps et évolue vers la stratégie de Front populaire, validée et officialisée par le VIIe congrès de l’Internationale communiste. Le PCF devient alors un parti de masse, qui mêle drapeaux rouge et tricolore, Marseillaise et Internationale. Le délitement puis la fin de l’expérience du Front populaire au printemps 1938, avec le revirement des radicaux, ne signifient pas l’abandon de cette orientation par le PCF, qui continue de s’en faire le champion jusqu’en octobre 1939.

« Cette étude a pu éclairer les vies d’hommes et de femmes longtemps dissimulées derrière le seul terme d’“appareil” du parti, en se penchant sur une période où le secrétaire régional devient un acteur politique de premier plan. »

La thèse s’appuie sur l’historiographie française et internationale du communisme, et sur un corpus de fonds d’archives communistes, policières et judiciaires, locales et régionales, nationales et internationales, personnelles et autobiographiques. Il faut signaler tout particulièrement le remarquable travail mené par l’équipe de l’ANR Paprik@2F des archives de Moscou, et qui permet désormais à tout un chacun de se plonger dans un vaste continent archivistique communiste.

Analyse socio-politique du corpus
Dans une première partie, il s’agit de présenter le corpus, depuis les difficultés rencontrées lors de sa reconstitution jusqu’à tenter l’exercice du « portrait-type » du secrétaire régional communiste de cette époque, en passant par les héritages ou les ruptures avec les milieux familiaux et l’adhésion au communisme.
L’étude des parcours scolaires de ces militants révèle la présence ultramajoritaire des « primaires », enfants qui ne purent poursuivre leur scolarité au-delà de l’enseignement élémentaire. Mais un regard plus fin montre une scolarité plutôt réussie : plus de 30 % possèdent le certificat d’études primaires, contre moins de 20 % pour l’ensemble de la population. En nous basant sur le métier exercé avant l’entrée en fonction au poste de secrétaire régional, nous relevons une surreprésentation des ouvriers : près de 50 % des membres du corpus sont directement issus du monde ouvrier. « Parti de la classe ouvrière », le PCF prétend l’être non seulement par son discours, mais aussi par la composition sociologique de ses adhérents et ici, de ses cadres. La place des instituteurs est particulièrement intéressante : place peu évidente, ambiguë, qui montre les difficultés d’exister en tant qu’intellectuel ou travailleur intellectuel, incarnant la figure du « sachant » et du « maître d’école », dans un parti ouvrier résolu à ne pas abandonner aux professions dotées d’un capital culturel relativement élevé les rênes de l’encadrement. Par ailleurs, au moins soixante-treize membres du corpus furent des militants permanents au cours de leurs parcours politiques. Malgré les fréquentes réticences devant cette fonction, qui s’inscrivent dans l’histoire longue du mouvement ouvrier, le modèle du « cadre thorézien », qui se met progressivement en place au cours des années 1930, sert à canaliser cette éthique ouvrière, à la tempérer après une période d’exacerbation, pour la faire entrer dans le moule du dirigeant prolétarien. Loin d’être une sinécure, la fonction de militant permanent renvoie à un engagement total, rémunéré très modestement.

« La guerre d’Espagne représente, au cœur de la période étudiée, un moment particulier, où le secrétaire régional est amené à travailler dans des conditions touchant à l’illégalité, au secret, voire à la clandestinité. »

Mon travail a également montré la centralité du caractère autodidacte de la formation politique. Si le passage par les écoles du parti (de l’école locale jusqu’à la formation moscovite de l’école léniniste internationale) est important dans les parcours étudiés, inculquant au-delà des connaissances un « savoir-être » communiste, celui-ci reste minoritaire. Pouvant s’ajouter aux « écoles de la nuit », les héritages familiaux – 40 % de membres du corpus proviennent d’une famille politisée à des degrés divers – et les expériences antérieures à l’entrée en communisme jouent ainsi à plein dans la construction idéologique des membres de ce corpus. Je n’ai pas négligé non plus le passage par la prison et/ou la clandestinité, étudié comme moment de la formation.
Cette première partie permet donc de dresser, avec toutes les limites qu’implique ce type d’exercice, un portrait-type du secrétaire régional. Il s’agit d’abord d’un homme, passé par une scolarité élémentaire. Il a en moyenne 32 ans lorsque le PCF entame son tournant antifasciste et 37 au moment de la mise hors-la-loi du parti, 33 lorsqu’il accède à son mandat de secrétaire régional. Il est marié à une sympathisante, ou une camarade du parti, et n’a pas d’enfant. Il exerce la profession d’ouvrier, ou l’a exercée s’il est permanent, ou de petit employé. Il a rejoint le PCF vers 1925, c’est-à-dire au moment où apparaissent les premiers résultats de la bolchevisation du parti, entamée en 1924. Il ne vient pas d’une famille militante et le parti communiste est la première organisation politique qu’il rejoint. Il n’est, le plus souvent, pas passé par les écoles de formation du parti, et s’est formé en autodidacte.

« Les rares femmes présentes dans ce corpus symbolisent les difficultés plus vastes d’intégration des femmes à l’appareil du parti communiste.  »

L’exercice de la fonction
Une seconde partie se penche sur les itinéraires militants des cadres locaux, de leur entrée en fonction jusqu’à leur sortie. Cette partie révèle un acteur inattendu dans l’étude : le conjoint. En effet, le couple militant apparaît comme une donnée fondamentale pour comprendre les mécanismes qui poussent le secrétaire régional à exercer une responsabilité chronophage, voire épuisante. Car le surmenage militant fait partie intégrante de l’exercice et provoque parfois drames familiaux, disputes, déchirements. Or le « don de soi » et la perspective révolutionnaire qui animent ces militants s’accompagnent également d’une forme de militantisme de couple, où la conjointe (car il s’agit d’un corpus quasi exclusivement masculin) et/ou le foyer peuvent se révéler un formidable soutien. Des exemples de communisme « familial » sont également ici pour rappeler à la fois les héritages familiaux et les transmissions que les membres du corpus font passer à leurs propres enfants, garçons comme filles.
Contrairement à ce qui avait pu être avancé dans certains travaux, ces cadres intermédiaires sont loin d’être tous des militants professionnels. Les secrétaires régionaux « permanents », c’est-à-dire rémunérés par l’appareil partisan, par une organisation lui étant liée, ou par son syndicat, représentent un tiers du corpus. C’est-à-dire que la grande majorité de ces militants doit cumuler son activité professionnelle avec son activité militante, activité dont on a vu l’ampleur et, parfois, les souffrances qu’elle peut produire. De plus, j’ai voulu exprimer le plus précisément possible la réalité de ce qui pouvait se dissimuler – ou se fantasmer – derrière le terme de « permanent » : des vies très modestes, soumises aux rudes impératifs militants et dont la rémunération s’avère variable selon les territoires.

« La première partie permet de dresser, avec toutes les limites qu’implique ce type d’exercice, un portrait-type du secrétaire régional : un homme, passé par une scolarité élémentaire, de 33 ans lorsqu’il accède à son mandat. »

La question du genre s’est posée et m’a conduit à resituer les parcours des deux seules femmes (co)secrétaires régionales dans le contexte plus large du rapport des communistes à la question du genre, et l’évolution de ses rapports aux combats des femmes, de sa fondation au Front populaire. Le PCF accorde une place aux militantes que très peu de partis leur accordaient à la même époque. Mais l’engagement féministe des origines s’est heurté progressivement à des oppositions puis à une forme de repli « conservateur », auquel s’ajoutent les immenses difficultés que connaissent les femmes ouvrières pour militer (machisme de leurs camarades, double journée, etc.). C’est dans ce contexte qu’il faut appréhender la place et l’action de Marguerite Buffard et de Martha Desrumeaux. Poussées vers la sortie de leurs responsabilités partisanes, délibérément (Buffard) ou à cause des compromis nécessaires à la fragile unité syndicale (Desrumeaux), les rares femmes présentes dans ce corpus symbolisent les difficultés plus vastes d’intégration des femmes à l’appareil du parti communiste.

Face aux défis du Front populaire
Enfin, une troisième partie, s’appuyant sur une riche historiographie du Front populaire, étudie les parcours des secrétaires régionaux à l’aune des grands défis de leur époque : passage à la ligne de Front populaire antifasciste, guerre d’Espagne, délitement du rassemblement populaire et finalement mise hors-la-loi de l’organisation le 26 septembre 1939.
Le corps des secrétaires régionaux fait preuve d’une grande stabilité en 1934 et 1935, au moment des années charnières du « tournant » antifasciste. Celui-ci est globalement suivi, accepté et appuyé. Ces observations interrogent alors sur le passage d’une ligne à l’autre, sur la sortie du « classe contre classe » et l’insertion réussie du PCF dans une culture républicaine qu’il investit. Il m’est apparu important de souligner ainsi l’extraordinaire capacité d’adaptation de ces cadres. Adaptation vis-à-vis de la nouvelle ligne, avec tout ce que cela implique dans la manière d’être un responsable communiste, dans l’organisation mais aussi face au dehors. La période étudiée offre en effet à ces cadres communistes une position et des responsabilités jusqu’alors inédites. Tenus d’incarner dans leur territoire (avec toute la dialectique unité/spécificités que cela comporte) une organisation ouverte et respectable, ils doivent maintenir en per­manence un équilibre face à ces injonctions et l’impatience d’une partie de leur base militante, particulièrement de 1937 à 1939, période difficile de contradictions, d’effritement, puis de délitement du Front populaire. La guerre d’Espagne représente, au cœur de la période étudiée, un moment particulier, où le secrétaire régional est amené à travailler dans des conditions touchant à l’illégalité, au secret, voire à la clandestinité. C’est une facette importante de l’activité communiste, trop souvent dissimulée par le volontariat international – qui est la partie la plus visible de la solidarité avec les républicains espagnols. Et cet aspect du travail des secrétaires régionaux montre leur faculté d’inscrire leur action au grand jour, dans une activité en permanence guidée par le souci du contact avec « les masses », et dans le même temps d’évoluer dans les marges de la légalité : trafic d’armes, passage de volontaires, etc. La quête de respectabilité, centrale dans la période, n’est ainsi pas toujours incompatible avec l’utilisation d’un répertoire d’actions illégales et donc plus dangereux, aussi bien pour les cadres locaux eux-mêmes que pour l’image de leur organisation vis-à-vis d’un plus large public.

« Cette étude débute en 1934, année charnière de mise en place d’une nouvelle stratégie par les communistes et se termine en 1939, c’est-à-dire au moment de l’interdiction du PCF à la fin septembre de cette année. »

Une réflexion est également menée sur ce que signifie pour ces militants la « petite patrie », à travers les exemples corse et alsacien, mais aussi par l’investissement du folklore et des traditions locales. Les relations complexes avec les mouvements autonomistes sont ainsi relues au prisme de l’encadrement local et des parcours de certains membres du corpus. De fait, la culture républicaine irrigue l’univers mental et politique des citoyens, fussent-ils communistes… Mais une culture républicaine qui laisse toute sa place aux particularismes locaux.
La brève période allant du pacte germano-soviétique à l’interdiction du PCF enregistre très peu de défections dans le groupe étudié : à peine 3 % des secrétaires régionaux en exercice en 1939 rompent avec le PCF. Mais la répression, la mobilisation et enfin la mise hors-la-loi désorganisent en profondeur l’organisation. Elle tente alors de se reconstituer dans les conditions nouvelles de la clandestinité auprès de quelques militants gravitant autour des directions régionales.
Cette étude a permis de faire émerger des trajectoires méconnues de militants issus des classes subalternes. Elle a pu éclairer les vies d’hommes et de femmes longtemps dissimulées derrière le seul terme  d’« appareil » du parti, en se penchant sur une période où le secrétaire régional devient un acteur politique de premier plan. Parti « authentiquement populaire », comme l’a souligné notamment Julian Mischi dans ses nombreux travaux, le PCF le fut grâce à une politique volontariste axée sur le recrutement ouvrier. Ce qui ne l’empêcha pas d’arriver à mener, notamment au travers de ses cadres locaux, une politique de large union qui l’inspira – ou le hanta ? – durant de nombreuses années.

Dimitri Manessis est historien. Il est docteur en histoire contemporaine de l’université de Bourgogne-Franche-Comté.

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021