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Nous présentons ici un extrait du texte de David Harvey, géographe britannique, qui interroge d’un point de vue marxiste la trajectoire et les mécanismes de la crise – à la fois sanitaire, économique, sociale et politique – qui s’est ouverte avec la diffusion mondiale de la covid-19.

par David Harvey

Il existe un mythe commode selon lequel les maladies infectieuses ne connaissent pas les barrières et les frontières sociales, de classe ou autres. Comme beaucoup de ces adages, celui-ci contient une part de vérité. Lors des épidémies de choléra du XIXe siècle, la transcendance des barrières de classe a été suffisamment spectaculaire pour donner naissance à un mouvement d’assainissement et de santé publique, qui s’est professionnalisé et a perduré jusqu’à nos jours. Il n’a pas toujours été évident de savoir si ce mouvement était destiné à protéger tout le monde ou uniquement les classes supérieures.

Une pandémie de classe, sexuée et racialisée
Mais, aujourd’hui, les effets socialement différenciés de la covid-19 donnent une tout autre image de la situation. Les discriminations « cou­rantes » qui sont manifestes partout filtrent les conséquences économiques et sociales. Pour commencer, la main-d’œuvre qui est censée prendre en charge le nombre croissant de malades est en général fortement genrée, racialisée et ethnicisée dans la plupart des régions du monde. Cela se reflète dans la main-d’œuvre que l’on trouve, par exemple, dans les aéroports et d’autres secteurs logistiques.

« Dans la mesure où le goût pour la surconsommation imprudente et insensée est freiné, il pourrait y avoir des retombées à long terme. »

Cette « nouvelle classe travailleuse » se retrouve en première ligne et paie le plus lourd tribut du fait qu’elle est la main-d’œuvre la plus exposée soit au risque de contracter le virus par son travail, soit d’être licenciée sans ressources en raison du ralentissement économique imposé par le virus. Se pose, par exemple, la question de savoir. Cela accentue la fracture sociale, tout comme la question de savoir qui peut se permettre de s’isoler ou de se mettre en quarantaine (avec ou sans salaire) en cas de contact ou d’infection. De la même manière que j’ai appris à qualifier les tremblements de terre du Nicaragua (1973) et de Mexico (1995) de « tremblements de classe », les progrès de la covid-19 présentent toutes les caractéristiques d’une pandémie de classe, sexuée et racialisée.
Alors que les efforts d’atténuation sont commodément dissimulés sous la rhétorique selon laquelle « nous sommes tous dans le même bateau », les pratiques, en particulier des gouvernements nationaux, suggèrent des motivations plus sinistres. La classe travailleuse contemporaine aux États-Unis (composée principalement d’Africains-Américains, de Latinos et de femmes salariées) est confrontée à l’horrible choix de la contamination au nom du soin (care) et du maintien de l’ouverture des principaux dispositifs d’approvisionnement (comme les épiceries) ou du chômage sans prestations (tels que des soins de santé adéquats). Le personnel salarié (comme moi) travaille à domicile et touche son salaire comme auparavant, tandis que les P.-D.G. se déplacent en jets privés et en hélicoptères.
Dans la plupart des régions du monde, la main-d’œuvre a longtemps été socialisée pour se comporter comme de bons sujets néolibéraux (ce qui signifie s’accuser eux/elles-mêmes ou accuser Dieu si quelque chose va mal, mais sans jamais oser suggérer que le capitalisme pourrait être le problème). Mais même les bons sujets néolibéraux peuvent voir qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la réponse apportée à cette pandémie.

Un consumérisme excessif
La grande question est la suivante : combien de temps cela va-t-il durer ? Cela pourrait durer plus d’un an et plus cela se prolonge, plus la dévaluation, y compris de la main-d’œuvre, sera importante. Les taux de chômage atteindront presque certainement des niveaux comparables à ceux des années 1930 en l’absence d’interventions massives de l’État qui devront aller à contre-courant du néolibéralisme. Les conséquences immédiates pour l’économie comme pour la vie sociale quotidienne sont multiples. Mais elles ne sont pas toutes mauvaises.
Dans la mesure où le consumérisme contemporain devenait excessif, il frise ce que Marx décrivait comme « la surconsommation et la consommation insensée, signifiant, par sa tendance au monstrueux et au bizarre, l’effondrement » de tout le système. L’inconscience de cette surconsommation a joué un rôle majeur dans la dégradation de l’environnement. L’annulation des vols des compagnies aériennes et la réduction radicale des transports et des déplacements ont eu des conséquences positives en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre. La qualité de l’air à Wuhan s’est beaucoup améliorée, comme dans de nombreuses villes américaines. Les sites écotouristiques auront un moment de récupération après avoir été piétinés. Les cygnes sont de retour sur les canaux de Venise. Dans la mesure où le goût pour la surconsommation imprudente et insensée est freiné, il pour­rait y avoir des retombées à long terme. Moins de morts sur le mont Everest pourrait être une bonne chose. Et si personne ne le dit à voix haute, la polarisation démographique du virus pourrait finir par affecter les pyramides des âges avec des effets à long terme sur les charges de la sécurité sociale et sur l’avenir de « l’industrie du soin ». La vie quotidienne ralentira et, pour certaines personnes, ce sera une bénédiction. Les règles de distanciation sociale suggérées pourraient, si l’urgence dure suffisamment longtemps, entraîner des changements culturels. La seule forme de consumérisme qui en bénéficiera presque certainement est ce que j’appelle l’économie « Netflix », qui répond, de toute façon, aux besoins des « spectateurs compulsifs ».

« Même les bons sujets néolibéraux peuvent voir qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la réponse apportée à cette pandémie.»

Sur le plan économique, les réponses ont été conditionnées par la manière dont on a traité la crise de 2007-2008. Cela a impliqué une politique monétaire ultra-accommodante couplée au renflouement des banques, complétée par une augmentation spectaculaire de la consommation productive grâce à une expansion massive des investissements dans les infrastructures en Chine. Cela ne peut être répliqué à l’échelle requise. Les plans de sauvetage mis en place en 2008 se sont concentrés sur les banques, mais ont également en­traîné la nationalisation de facto de General Motors. Peut-être est-ce révélateur que, face au mécontentement des travailleurs et à l’effondrement de la demande du marché, les trois grandes sociétés automobiles de Detroit ferment leurs portes, du moins temporairement.

« La main-d’œuvre censée prendre en charge le nombre croissant de malades est en général fortement genrée, racialisée et ethnicisée dans la plupart des régions du monde. »

Si la Chine ne peut rejouer le rôle qu’elle a tenu en 2007-2008, le fardeau de la sortie de la crise économique actuelle retombe désormais sur les États-Unis. L’ironie dans tout cela est que les seules politiques qui fonctionneront, tant sur le plan politique qu’économique, sont bien plus socialistes que tout ce que Bernie Sanders pourrait proposer et que ces programmes de sauvetage devront être initiés sous l’égide de Donald Trump, vraisemblablement sous le masque du Making America Great again.
Tous les républicains qui se sont si viscéralement opposés au sauvetage de 2008 devront manger leur chapeau ou s’opposer à Donald Trump. Ce dernier, s’il est malin, annulera les élections au prétexte de l’urgence et proclamera le début d’une présidence impériale pour sauver le capital et le monde de « l’émeute et de la révolution ».

Extrait reproduit avec l’aimable autorisation du site Plateforme altermondialiste, qui a assuré la traduction de l’article publié dans Jacobin le 21 mars 2020, révisée par Vanessa Caru.

Cause commune n°18 • juillet/août 2020