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La sécurité alimentaire réclame en premier lieu d’avoir des producteurs assumant la quantité et la qualité nécessaires à l’approvisionnement des marchés où vont se fournir les consommateurs. Depuis 1945, l’État s’est évertué à trouver des moyens pour ne jamais rompre cet approvisionnement, source de tensions révolutionnaires et de revendications populaires. Cela a des conséquences sur les agriculteurs, en tant que producteurs non salariés donc décisionnaires de leurs façons de produire.

Pourquoi en est-on arrivé à l’unique solution de l’agriculture industrielle pour garantir la sécurité alimentaire dans notre pays (et en Europe) ?
Ce n’est pas l’unique solution mais c’est la solution majoritairement choisie par la politique agricole commune (PAC) et ses décisions depuis soixante ans, et encore plus depuis la réforme de 1992. La PAC a toujours privilégié des aides à la réalisation de volumes produits ou de surfaces cultivées, jamais des aides à l’actif, à l’emploi. Les aides de la PAC octroyées par l’Europe via l’État et les régions sont très concentrées sur des aides à l’investissement, à la modernisation des bâtiments, etc. Et donc cette politique publique encourage à employer toujours moins de main-d’œuvre, ou à la remplacer par des machines subventionnées, qu’il faut utiliser sur de plus grandes surfaces pour les rentabiliser. Les choix de mécanisation et d’industrialisation sont souvent faits en croyant réaliser des économies d’échelle, mais personne n’arrive à le prouver avec des chiffres concrets.

« La réflexion collective offre un cadre raisonné, où la force du groupe permet de tempérer ou d’ouvrir le débat sur d’autres façons de répondre au problème que le paysan voulait initialement régler par un investissement matériel. »

Cette industrialisation passe donc par une forte mécanisation du travail paysan. Ne pourrait-on pas dire que c’est un progrès, une amélioration des conditions de travail ?
Il faut savoir de quel progrès on parle, analyser et choisir, mais ne pas courir derrière « le progrès » sous prétexte qu’il faut être moderne, qu’il faut vivre avec son temps ou encore que si on n’avance pas, on recule... La priorité, c’est de soulager la pénibilité du travail, soit grâce à des machines, soit en partageant le travail, soit en remettant en cause certains principes de son système de production. Mais nous constatons des excès de mécanisation : il y a un côté flambeur dans l’acte d’achat du matériel agricole (comme pour d’autres gens avec les grosses bagnoles), et on se rend compte aussi que l’achat d’un meilleur matériel, comme il est cher, pousse le paysan à l’utiliser davantage, à rechercher davantage de terrains pour rentabiliser son nouvel outil. En faisant ainsi, il augmente sa pénibilité sur d’autres critères et c’est un cercle vicieux qui pousse par ailleurs à l’endettement des paysans pour se payer ces machines.

Cette industrialisation/mécanisation a-t-elle des effets sur la qualité de nos aliments ? Est-ce réellement une nuisance pour le consommateur ?
Pour certains produits, l’utilisation d’une machine dans le processus de fabrication ne change rien aux qualités nutritives, ou au bien-être animal. En revanche, il y a clairement des effets sur la qualité environnementale : la machine a un effet carbone, elle a des effets sur les emplois qu’elle supprime, sur les ressources naturelles et l’eau qu’elle nécessite. L’industrialisation agricole a des conséquences autres que sur les produits agricoles eux-mêmes. Néanmoins, des alternatives voient le jour pour agir sur ce plan ; par exemple, le concours national des prairies fleuries ou le dispositif « Ferme bas carbone », qui valorisent des pratiques plus vertueuses, moins interventionnistes, des paysans se prennent au jeu. Ces exemples valorisent autre chose que des gros animaux ou du matériel présentés dans des grands salons, c’est là-dessus qu’il faut travailler.

« Cette politique publique encourage à employer toujours moins de main-d’œuvre, ou à la remplacer par des machines subventionnées, qu’il faut utiliser sur de plus grandes surfaces pour les rentabiliser. »

Agir contre l’industrialisation de notre alimentation doit donc passer par faire évoluer les conditions d’exercice du métier de paysan ?
Au niveau des paysans, il faut les aider à identifier leurs besoins, et comment y répondre, avant d’acheter du matériel ou de cons­truire un énième bâtiment. Ils doivent donc exercer leurs responsabilités de chef d’entreprise dans des cadres collectifs, où ils peuvent réfléchir à plusieurs à leurs problèmes et avoir une meilleure approche de leurs investissements. Trop peu de paysans sont capables de dire quels sont les coûts de mécanisation sur leur ferme, combien ça leur coûte à l’hectare ou à l’heure d’utilisation. La réflexion collective est nécessaire car elle offre un cadre raisonné, où la force du groupe permet de tempérer ou d’ouvrir le débat sur d’autres façons de répondre au problème que le paysan voulait initialement régler par un investissement matériel.

Et puis il faut former les paysans à la négociation de vente ; face aux vendeurs dont c’est la spécialité, beaucoup de paysans sont entraînés vers l’achat de matériel plus gros, plus cher, sous le prétexte d’une meilleure qualité de travail ou d’une rapidité accrue. Il y a un déséquilibre évident et peu de paysans sont armés pour y répondre.
Enfin, après la réflexion collective, il faut davantage orienter les paysans vers des achats de matériel en collectif, en copropriété ou en CUMA (coopérative d’utilisation du matériel agricole). Cela peut permettre de diviser les coûts tout en ayant accès à du matériel de bonne qualité, en faisant retomber la pression financière liée à des impératifs de rentabilité.

Luc Desbois est paysan dans l’Ain, associé avec son frère et membre de la Confédération paysanne.

Entretien réalisé par Pierrick Monnet, ouvrier agricole dans l’Ain.

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021