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Si la grève faiblit, de nouvelles formes de lutte émergent. Leur articulation, bien que difficile, apparaît comme un enjeu central.

Entretien avec Baptiste Giraud

CC : Qu’a changé le mouvement des gilets jaunes dans les modes d’action syndicaux ?

On a souvent dit que la révolte des gilets jaunes avait été le seul mouvement social victorieux de la période récente. Il a effectivement contraint Emmanuel Macron à reculer sur la taxe carbone, sur la CSG pour les retraités et à faire des concessions sur le pouvoir d’achat. Incontestablement, ce sont des reculs significatifs, là où les organisations syndicales, malgré parfois de puissantes mobilisations, ont souvent échoué à empêcher l’adoption des réformes néolibérales de la protection sociale et du marché du travail, sauf en 1995 et surtout 2006, avec le retrait du CPE. Mais il faut tout de même apporter deux nuances importantes à cette comparaison. D’abord, les concessions obtenues par les gilets jaunes se sont traduites sous forme de primes, de nouvelles réductions d’impôts ou d’exonérations de cotisations sociales. Autrement dit, autant de mesures qui ont totalement épargné le capital et n’ont pas remis en question la logique néolibérale des politiques qui ont pour effet d’amputer de plus en plus la part des salaires dans la redistribution des richesses produites.

« Toute l’histoire du mouvement ouvrier est marquée par une tendance à l’éviction de la violence du répertoire d’action mobilisé, par l’institutionnalisation progressive des pratiques de la grève et de la manifestation. »

Ensuite, on aurait tort de n’apprécier l’utilité de l’action des organisations syndicales qu’à l’aune de leurs grandes difficultés à enrayer les politiques de réforme néolibérale de notre système de protection sociale. Les résultats de leur action se mesurent aussi aux meilleurs niveaux de rémunérations et de conditions de travail dont bénéficient les salariés travaillant dans des entreprises dotées de représentants syndicaux. Des collègues ont notamment montré qu’à l’occasion des négociations salariales, les directions étaient beaucoup plus souvent contraintes à des concessions quand elles s’accompagnent de mobilisations que lorsqu’il n’y en a pas. Dans le récent ouvrage que nous avons dirigé avec Camille Signoretto , Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ? (éditions du Croquant, 2023), nous montrons aussi qu’il n’y a pas photo entre les entreprises où sont présents les syndicats et celles où ils en sont absents : même si les représentants syndicaux ont été considérablement mis sous pression par la financiarisation du capitalisme, la généralisation de la sous-traitance, etc., ils sont toujours capables d’obtenir des compromis plus favorables aux salariés, parce que leur appartenance syndicale leur permet de disposer de ressources (formation, soutien militant) et de développer des savoir-faire qui leur permettent de tenir leur rôle de représentant de façon beaucoup plus autonome vis-à-vis de leur employeur, de lui opposer une résistance dans les négociations et de mobiliser leurs collègues.

« Le territoire doit redevenir un lieu beaucoup plus central de l’organisation des luttes syndicales, comme cela fut longtemps le cas avec les Bourses du travail. »

L’idée d’une « gilet-jaunisation » du mouvement syndical traduit l’idée qu’il y aurait une tendance à privilégier des modalités de protestation débordant les formes et les cadres d’action les plus routiniers des mouvements, plus « radicales » pour mettre davantage sous pression l’État. Force est de constater que ce n’est pas ce que l’on a pu observer dans la dernière séquence de mobilisation, et ce n’est pas étonnant, parce que cela ne fait pas du tout partie de la culture des syndicats. Toute l’histoire du mouvement ouvrier est au contraire marquée par une tendance à l’éviction de la violence du répertoire d’action mobilisé, par l’institutionnalisation progressive des pratiques de la grève et de la manifestation, ce qui n’a pas pour autant empêché par le passé de très grandes conquêtes sociales, mais le rapport de force syndical et politique n’était évidemment pas du tout le même.
Je pense néanmoins que la mobilisation des gilets jaunes doit interpeller les syndicats du point de vue des modalités de leur organisation et de leur répertoire d’action. Ce mouvement a permis, par des formes de mobilisation hors travail, la mobilisation de salariés précaires que les syndicats ont précisément du mal à mobiliser, et de poser des questions directement liées à leur condition de travailleur précaire. Parce que la grève relève plus pour ces salariés d’une fiction politique que d’un horizon possible, mais aussi parce que ces salariés sont très en marge des réseaux militants syndicaux. Or on ne manifeste jamais seul, mais en groupe. Il est beaucoup plus difficile de participer, même à une manifestation, si on n’est pas intégré dans des groupes que les défilés servent à rassembler.

« Même si les représentants syndicaux ont été considérablement mis sous pression par la financiarisation du capitalisme, la généralisation de la sous-traitance, etc., ils restent capables d’obtenir des compromis plus favorables aux salariés, du fait de leur appartenance syndicale. »

La question que pose aux syndicats l’irruption des gilets jaunes, c’est donc de savoir comment s’adapter dans ses modes de fonctionnement et dans ses modalités d’action pour être en contact régulier avec ces salariés, les organiser, les intégrer dans leurs réseaux militants et surmonter ainsi la distance, à la fois sociale et politique, qu’on a pu entrevoir entre les gilets jaunes et les militants syndicaux, notamment de la CGT. Cela passe clairement par un renforcement des structures territoriales des syndicats, qui sont les parents pauvres du syndicalisme parce que l’essentiel des moyens des syndicats sont concentrés dans les entreprises où les syndicats sont déjà présents.
Ce qu’il faut, c’est au contraire décupler les moyens mis à disposition des unions locales pour qu’elles soient concrètement en mesure de développer et structurer le syndicat là où il est absent, et la tâche est immense. Ce à quoi il faut sans doute réfléchir, à partir de l’expérience des gilets jaunes et de l’occupation des ronds-points, c’est aussi la manière d’articuler des formes classiques de mobilisation syndicale à partir des lieux de travail avec des formes de mobilisation hors travail, pour toutes celles et tous ceux pour lesquels il est difficile de se mobiliser sur leur lieu de travail. C’est sans doute une condition nécessaire pour réussir à élargir le cercle des solidarités et tenir les mobilisations sur la durée, mais qui nécessite d’être organisé, et donc que des militants soient disponibles pour le faire. Le territoire doit redevenir un lieu beaucoup plus central de l’organisation des luttes syndicales, comme cela fut longtemps le cas avec les bourses du travail. La démultiplication des lieux de rassemblement à l’occasion de la dernière mobilisation a été un succès, et il fait directement écho à la géographie du mouvement des gilets jaunes. Rien que cela me semble devoir être davantage réfléchi pour proposer, en plus de journées de grève, des modalités d’action accessibles à un plus grand nombre.

CC : Grève et nouvelles formes de lutte : on aurait envie de parler de complémentarité nécessaire. Pourtant est-ce que ce sont les mêmes qui font grève et qui appellent à d’autres formes de lutte (agit-prop, flash mob, désobéissance civile...) ?

Assurément ces répertoires d’action renvoient à des types de mobilisation différents, portées par des groupes aux caractéristiques sociales et politiques elles-mêmes dissemblables, et donc plus ou moins disposés à s’y reconnaître. J’ajoute que certaines des modalités d’action que vous évoquez – agit-prop, flash mob – ont d’abord vocation à produire des actions susceptibles d’aider à médiatiser la cause.
C’est assez difficile à transposer dans le cadre des conflits du travail « ordinaires », qui n’intéressent pas grand monde en dehors de la presse locale, et dont la médiatisation en règle générale n’effraie guère les détenteurs de capitaux. Toutes les entreprises n’ont pas une image de marque à défendre, loin de là. Ainsi, la médiatisation de la grève des Vertbaudet a clairement aidé les grévistes à l’emporter, mais parce qu’elle s’est combinée à une grève longue, très organisée, et parce que la direction de la CGT a mis tout son poids politique et médiatique dans la bataille.
« Les concessions obtenues par les gilets jaunes se sont traduites sous forme de primes, de nouvelles réductions d’impôts ou d’exonérations de cotisations sociales, mesures
qui ont totalement épargné le capital et n’ont pas remis en question la logique néolibérale des politiques. »
Cela n’empêche pas en revanche de réfléchir aux convergences revendicatives qu’il est possible de construire avec les mouvements écologistes ou féministes plus adeptes de ces nouvelles formes de lutte. Je pense que c’est même incontournable pour renforcer l’écho de la parole syndicale dans l’espace politique, et permettre d’intégrer davantage les revendications et les problématiques portées par les syndicats dans la manière de penser le défi de l’écologie ou de l’égalité femme-homme.
Des initiatives ont été prises en ce sens, mais qui restent à ce stade des initiatives de « sommet » entre directions syndicales et associatives, comme le « Pacte du pouvoir de vivre » conclu en 2019 entre la CFDT et une vingtaine d’organisations de la société civile, ou le collectif « Plus jamais ça », regroupant la CGT, Solidaires et la FSU avec Attac, Greenpeace, Oxfam entre autres.
Mais le véritable enjeu est d’ancrer ces problématiques écologiques, féministes, anti racistes dans les pratiques et les préoccupations quotidiennes de tous les militants, et qu’elles puissent s’articuler à leurs revendications, donc d’être réfléchies à partir des problématiques du travail, et non apparaître comme quelque chose « en plus ».
Au-delà du rapprochement entre mouvements sociaux et mouvement syndical que ce décloisonnement des revendications peut faciliter, je suis convaincu qu’il peut être un levier de renforcement des organisations syndicales sur leurs lieux de travail, parce qu’il peut permettre aussi de mieux intégrer des problématiques qui prennent une place croissante dans les consciences politiques des nouvelles générations. Si les syndicats s’en emparent, c’est l’occasion pour eux de proposer une offre d’engagement qui fera sens pour un nombre élargi de travailleurs et de travailleuses, à partir des préoccupations qui les animent.

Baptiste Giraud est politiste. Il est maître de conférences à Aix-Marseille Université.

Propos recueillis par Hoël Le Moal.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023