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Si l’arrivée du Parti des travailleurs au pouvoir en 2003 a forcé certains changements dans le bloc de domination de l'élite, le revenu des populations les plus riches n’a cessé d’augmenter et la corruption a gagné les classes dirigeantes qui sont – ou seront bientôt – l'objet d'une enquête et poursuivis en justice.

Comme bien d’autres pays d’Amérique latine et plus généralement du Sud, le Brésil a évolué dans les cinquante dernières années d’un modèle à deux classes (élites/masse) vers un autre bien plus complexe. Jadis – jusqu’aux années 1930-1940 – se distinguaient nettement deux groupes : une mince frange riche, éduquée, confortablement logée et vêtue, oisive ou dirigeante, et une vaste masse pauvre, analphabète, vouée aux durs travaux manuels. Les uns étaient propriétaires fonciers, commerçants, membres des professions libérales et fonctionnaires, les autres paysans et artisans. Entre eux, peu ou pas de classes moyennes, sauf dans les villes, encore petites.

L’industrialisation, l’urbanisation, le développement de la société de production et de consommation de masse ont profondément changé ce modèle, fragmentant les anciennes catégories et en faisant apparaître de nouvelles. L’ancienne classe dirigeante traditionnelle subsiste, dans l’intérieur du pays, où ces notables continuent de dominer d’énormes étendues de terre et la vie politique locale, mais ils s’appauvrissent, sauf s’ils ont su se reconvertir ou faire alliance avec les nouveaux riches des villes.
La nouvelle classe supérieure est donc composée d’anciens riches qui ont su s’adapter, et de nouveaux riches, surgis des rangs des classes moyennes ou même – parfois – du prolétariat. Nouveaux riches qui étalent leur luxe avec une ostentation que l’Europe ne connaît plus, et alimentent un très prospère marché des biens de luxe, de l’immobilier aux articles importés par les grandes marques étrangères (voitures de sport, vêtements, parfums, etc.).

« Le Brésil a une classe dirigeante revêche, aigrie, médiocre et gourmande, qui ne laisse pas le pays aller de l’avant. » Darcy Ribeiro

Combien et où sont-ils ?

Grâce à la thèse d’Alexandre Gori Maia, on dispose désormais d’une classification précise des catégories socioprofessionnelles et de leurs niveaux de revenus. Parmi les classes dirigeantes, il distingue les employeurs (grands et petits), qui représentent un peu moins de 5 % des personnes actives (8,5 millions de personnes sur un peu plus de 200 millions d’habitants) et se partagent 13,4 % des revenus (à en croire leurs déclarations au recensement), les cadres et professions libérales, autonomes ou salariés (45 millions de personnes, 25 % du total et 40 % des revenus).

Il faut évidemment y inclure les strates supérieures de la bureaucratie d’État, comme le souligne Luiz Carlos Bresser-Pereira dans son article « Bureaucratie publique et classes dirigeantes au Brésil » publié en 2007. La stratégie nationale de développement inaugurée par Getúlio Vargas (au pouvoir de 1930 à 1945) a été reprise par la dictature militaire de 1964 à 1985 et tout au long de cette période, la bureaucratie publique et la bourgeoisie industrielle ont joué un grand rôle.

Avec le retour de la démocratie, elles ont repris la politique économique nationaliste, mais la crise de la dette extérieure a provoqué la rupture de cette alliance. Et plus encore, à partir du début des années 1990, la conversion des tenants de l’industrie au néolibéralisme. L’arrivée au pouvoir du Parti des travailleurs (PT) en 2003 avait alors laissé espérer qu’une nouvelle alliance entre ces classes puisse devenir encore une fois possible, afin que le pays se redresse économiquement et réduise ses inégalités, sociales (entre riches et pauvres) et régionales (entre régions riches du Sudeste et du Centre-Ouest et régions pauvres d’Amazonie et du Nordeste, entre villes et campagnes).

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Les gouvernements Lula et Dilma Rousseff ont-ils changé la donne ?

Les quatorze ans de pouvoir des deux présidents issus du PT (2003-2016) ont donc provoqué de profonds changements. Comme l’explique Claudio Reis, du Parti communiste brésilien (PCB) de Foz do Iguaçu, « jusqu’au gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1996-2002) avait été respectée la domination de la classe traditionnelle associant les anciens et nouveaux pouvoirs, les nouvelles formes d’accumulation et d’exploitation (comme le secteur financier) et les anciens pouvoirs politiques basés sur des formes archaïques de contrôle de la terre et de la politique locale. [...]. Avec l’arrivée du PT au pouvoir, la situation a subi quelques changements. Ce fut la première fois dans l’histoire du Brésil qu’un parti politique clairement lié au mouvement ouvrier atteignait la présidence du pays et [...] le PT a forcé certains changements dans le bloc de domination de l’élite ».

Des politiques sociales vigoureuses ont alors été entreprises et Francisco Castro montre que « de 2003 à 2008 il y a eu une amélioration considérable [de la condition des classes laborieuses] et beaucoup d’ascension sociale ». Toutefois, même si la situation des plus pauvres s’est améliorée (le revenu des 10 % les plus pauvres a augmenté de 58,8 %), « le nombre de personnes appartenant aux classes A et B (revenus mensuels du ménage supérieurs à 4 807 reais en valeurs 2008 – soit environ 1 500 euros) a augmenté de six millions. Cette dernière année, le nombre de personnes appartenant à ces deux classes s’est élevé à 19,4 millions […] et le revenu par habitant des 10 % les plus riches a augmenté de 21,11 % ».

De surcroît, l’évolution politique au fil des années a permis aux classes dominantes de reprendre leur ascendant, et Claudio Reis poursuit ainsi son analyse : « La position politique de centre-gauche qui a caractérisé le début du gouvernement Lula s’est peu à peu défaite. Au nom de la “gouvernabilité”, le PT a non seulement expulsé ses membres les plus à gauche [...] mais ses anciens ennemis politiques, tels que l’ancien président Fernando Collor de Melo, ont aussi commencé à se rapprocher du gouvernement. Les alliés d’hier sont devenus des adversaires, et vice-versa. »

Au total, « historiquement plus avancés que le banditisme des grands propriétaires fonciers [...], le PT et une partie de l’opposition défendent les mêmes positions : une nouvelle forme de domination de classe, beaucoup plus appuyée sur le consensus actif que sur la violence [...]. Apparemment, le gouvernement Lula a occupé un espace jusque-là libre dans la politique nationale, entre le conservatisme traditionnel et les forces de gauche plus radicale ».

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Les classes dirigeantes menacées ?

Plus que ces recompositions, ce qui a monopolisé l’attention des observateurs depuis plusieurs années a été le scandale dit Lava-Jato (« lavage express »), qui a mis au jour une tentaculaire corruption centrée sur le pillage de la compagnie pétrolière nationale Petrobras. Celui-ci a atteint non seulement le PT, mais aussi la plus grande partie de la classe politique, y compris après la destitution de Dilma Rousseff.

Ses proportions sont telles que Luiz Flávio Gomes peut affirmer : « Jamais dans leur histoire les classes dirigeantes (les propriétaires du pouvoir économique, financier et politique et donc les propriétaires de l’État) n’ont été pris au piège comme maintenant. Leurs pires éléments (parasites, corrompus et kleptocrates) ont dépassé toutes les limites imaginables de “l’art de voler l’argent du peuple”. » Mais la nouveauté est que « tous les grands scandales perpétrés par les classes dirigeantes sont contre toute attente – ou seront bientôt – l’objet d’une enquête et poursuivis en justice ».

Peut-on espérer voir changer, sous la pression de l’opinion publique, qui soutient fermement l’action de la justice, la phrase de Darcy Ribeiro, « Le Brésil a une classe dirigeante revêche, aigrie, médiocre et gourmande, qui ne laisse pas le pays aller de l’avant. » Le pape avait lancé un appel durant son voyage apostolique au Brésil, lors de sa « rencontre avec la classe dirigeante du Brésil », le 27 juillet 2013. Il avait alors diplomatiquement commencé en déclarant : « Je remercie Dieu de cette occasion de rencontrer une si respectable représentation des dirigeants politiques et diplomatiques, culturels et religieux, universitaires et des affaires de cet immense Brésil. » Mais il avait ensuite lancé quelques piques, que ce public n’a pas l’habitude d’entendre : « Le deuxième élément que je voulais souligner est la responsabilité sociale. Que personne ne soit privé du nécessaire, et qu’à tous soient assurées la dignité, la fraternité et la solidarité. Les appels à la justice se font encore entendre aujourd’hui. »

Peut-être – Se Deus quiser (si Dieu le veut, comme on dit si fréquemment au Brésil) – entendra-t-elle ces appels.

*Hervé Théry est géographe. Il est directeur de recherche honoraire au CNRS.


La figure apporte trois informations différentes grâce au recours à trois types de représentation cartographique : l’anamorphose déforme le fond de carte des microrégions en donnant à chacune la taille qu’elle « mérite » en fonction de son nombre de foyers dont les revenus sont supérieurs à dix fois le salaire minimum. La couleur affectée à ce fond ainsi déformé correspond à la proportion de ces foyers dans le total de ceux de la microrégion, la nuance de vert étant d’autant plus forte que cette proportion est élevée. Et finalement le « camembert » centré sur chaque microrégion indique la part des tranches de revenus visés, de 10 à 15 salaires minimums, de 15 à 20 salaires minimums et plus de trente fois le salaire minimum. Il souligne la concentration des familles aisées dans les grandes villes, en particulier à Rio de Janeiro et à São Paulo en nombre absolu, et en proportion à Brasilia, où le district fédéral est de taille limitée et n’inclut pas les périphéries pauvres qui marquent les autres grandes métropoles.