Le processus de métropolisation qui gouverne ce jour l’urbanisation généralisée du monde répond de mécanismes qui, par les formes de vie et leurs imaginaires, ne sont pas sans lien avec l’écocide engagé.
Urban BarCode à Hong-Kong. (Photo Manuel Irritier).
en cette période d’onction municipale, les grandes villes auraient, nous dit-on, les solutions aux désastres écologiques. Elles offriraient les solutions à l’effondrement systémique du vivant ou encore à l’inéluctable descente énergétique des sociétés thermo-industrielles. Pourtant, l’urbain généralisé produit 70 % des déchets planétaires, consomme 75 % de l’énergie mondiale ou encore émet 80 % des gaz à effet de serre… pour 3 % des terres émergées et 56 % de la population mondiale.
La métropolisation, stade néolibéral du capitalisme patriarcal
La métropolisation n’est pas, comme souvent entendu, une extension « naturelle » des villes. Doit-on d’ailleurs rappeler ce que le rendement économique des capitaux immobilier et équipementier, informationnel et communicationnel doit au regroupement et à la densité ? Ce que toute autorité doit, pour sa propre pérennité, aux dispositifs de régulation et de contrôle de la promiscuité ? La métropolisation représente cependant un moment particulier de la longue histoire des desseins économique et politique de la densité. Elle est le stade néolibéral du capitalisme patriarcal, engagé depuis une quarantaine d’années, d’abord dans les pays tôt convertis à cette doctrine. Ce stade est très officiellement celui de la polarisation urbaine des nouvelles filières économiques postindustrielles et d’une conversion rapide des pouvoirs urbains aux logiques de firme entrepreneuriale.
« Armer les grands territoires urbains à cette fin de grosseur concurrentielle a été l’objectif de la réforme territoriale de 2014 et 2015 en France, avec la création des institutions métropolitaines et le regroupement en grandes régions. »
C’est le modèle de la ville-monde dont les sept plus grandes sont les emblèmes (New York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et cent vingt villes leurs épigones. Elles pèsent 48 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la « richesse » à produire. À condition de grossir rapidement et d’être compétitif, particulièrement en France où les habitants des villes ayant ce jour officiellement le label métropolitain représentent 35 % de la population française pour « seulement » 51 % du PIB national. Armer les grands territoires urbains à cette fin de grosseur concurrentielle a été l’objectif de la réforme territoriale de 2014 et 2015 en France, avec la création des institutions métropolitaines et le regroupement en grandes régions.
Toutefois, ce fait de croissance recherchée n’est pas sans effet sur les vécus de l’urbain et sur les pouvoirs qui s’exercent dessus. La métropolisation est dès lors, plus encore qu’un simple entérinement institutionnel, un fait social total, celui qui, à ce stade néolibéral du capitalocène urbain, introduit par la grandeur et la visibilité attendues des changements d’une rapidité et d’une profondeur inégalées pour les existences humaines et non humaines. Voici la cause première de l’écocide engagé.
La métropolisation, cause première de l’écocide engagé
En premier lieu, sous toutes les latitudes, les mêmes recettes urbanistiques s’appliquent. Ces recettes sont celles qui, par la patrimonialisation et la touristification des centres-villes, par la « guggenheimisation » des équipements culturels et la festivalisation/ludification des espaces publics, par la numérisation des milieux
et les fonctionnalités ubiquitaires proposées… homogénéisent les paysages urbains, norment les conduites attendues et accélèrent la marchandisation des vies. Ces recettes signent alors un rebond productif des grands chantiers d’équipements requis pour la croissance tant souhaitée dans les domaines du transport, du commerce, de la culture, du sport, des loisirs… Entre densification intérieure, expansionnisme extérieur et extractivisme périphérique, processus qui sont totalement reliés à la métropolisation, les aménagements du Grand Paris sont à cet égard tout à fait expressifs de la grandeur visée et du rebond produit.
Ce faisant, par concentration du capital et renchérissement des coûts de la vie métropolitaine, ces politiques évincent toujours plus, avec gentrification et ségrégations croissantes au profit des nouvelles classes dirigeantes et des groupes du techno-managériat, des élites internationales et des classes dites créatives, de la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés et des vieux bien portants. Au point d’ailleurs d’interroger le fameux « droit à la ville » et ses fameuses vertus cardinales : anonymisation et émancipation, diversité et brassage… Mais, plus encore, ces politiques détruisent toujours plus la planète par l’artificialisation produite, l’exploitation généralisée des ressources, y compris l’arraisonnement totalisé des espaces (ex : agricoles)… pour bâtir et ériger, pour nourrir et faire prospérer. Là est sans doute la cause première de l’écocide, puisque, n’en déplaise aux tenants de la green economy, les émissions ou rejets cités en début de propos ne cessent dès lors de croître par ce néoproductivisme effréné.
« Comment décoloniser urgemment de tels imaginaires basée sur une croissance infinie et, pour ce faire, nous défaire de nos pratiques néolibérales qui nous dépossèdent de nos puissances d’agir en occupant sans cesse les corps et les esprits par la surconsommation ? »
Mais il existe sans nul doute une seconde raison, plus fondamentale encore. Par cette croissance recherchée, que certains qualifient de « stade Dubaï du capitalisme », les métropoles perpétuent, voire réactivent dans l’imaginaire de chacune et de chacun, la croyance de « l’infini du progrès de nos vies » et ce simultanément par la « réalisation narcissique de soi » et par la « logique culturelle du capitalisme tardif ».
Concrètement, s’il s’agit de faire venir quelques profils cibles, alors il convient de fabriquer les ambiances idoines, celles de l’architecture starifiée et des grandes tours réfrigérées, celles des civic-techs de l’urbanisme temporaire et du street-art, celles du gaming de l’espace public et des grands parcs pour joggers affairés… De nouvelles esthétiques de surmodernité ont ainsi largement commencé à coloniser les imaginaires. Il y aurait même des principes incontournables en la matière : développer 3T (technologie, talent, tolérance) et appliquer 3C (compétition, connexion, capital humain).
Et, porté par l’ordre économique et ses soutiens institutionnels, ceci se réalise concrètement par plusieurs véhicules anthropologiques tout à fait puissants et très largement installés dans l’économie-monde :
1. la mobilité permanente et une accélération sans fin des mouvements, qui serviraient notre propre émancipation (par soumission aux intérêts capitalistiques de l’emploi ?) ;
2. un divertissement ininterrompu et un nomadisme généralisé qui assureraient nos humanités (par l’imaginaire de la marchandise et le tourisme all inclusive ?) ;
3. enfin, appuyé sur l’innovation technologique tant vantée et, derrière, les représentations d’une ingéniosité sans faille de l’œuvre humaine, une connectivité continue et des corps prétendument augmentés, qui œuvreraient à notre citoyenneté, alors même qu’ils saturent les existences et renforcent l’autosurveillance.
Un régime passionnel de la démesure consumériste
Tout ceci est en fait, simplement, ce qu’il est convenu de qualifier la subjectivation néolibérale totale des existences, celle de l’occupation incessante des corps et de la mobilisation continue des esprits, celle de l’encastrement du capitalisme « illimité » (Marx) dans la pierre, les réseaux et les organismes. Habitus sociaux et hexis corporelles doivent se soumettre comme autant de réalisations physiques d’une vision du monde et de soi dans ce monde. Voilà sans doute, plus encore que les seules hyperconcentrations humaines et surdensités urbaines, la raison pour laquelle il y a incompatibilité radicale entre urbanisation généralisée et sauvegarde de la planète. La métropolisation est un arrachement définitif de la nature, au nom d’une prétendue éternité, prométhéenne et irénique, patriarcale et phallique, de notre propre humanité. Par des styles de vie de plus en plus dématérialisés et des manières de vivre de l’illimité, un régime passionnel de la démesure consumériste s’est imposé. C’est ainsi que la maison mère du capital est en train d’enterrer la terre mère des écosystèmes, et ce par la ville mère (étymologiquement métropole).
Dès lors, si le processus de métropolisation signe les limites humaines et écologiques du modèle économique qui a l’urbanisation de la Terre comme emblème de civilisation, et si les politiques « environnementales » ne changeront bien évidemment rien (des fermes en aquaponie pour l’autonomie alimentaire de Paris ?), quelles transformations sont à engager ? Mais, comment nous désaliéner de l’urbain métropolitain ? Comment décoloniser urgemment de tels imaginaires basée sur une croissance infinie et, pour ce faire, nous défaire de nos pratiques néolibérales qui nous dépossèdent de nos puissances d’agir en occupant sans cesse les corps et les esprits par la surconsommation ? La solution la plus sérieuse est de rompre avec l’ensemble des dépendances techno-urbanistiques et avec les servitudes passionnelles qu’elles ont créées, celles du confort contre écologique des techno-cocons (comme les décrit Alain Damasio) et de la soumission biopolitique aux hyperlieux métropolitains : la mobilité incessante rend nos mouvements traçables, localisables et donc surveillables ; le divertissement généralisé nous rend malléables, adaptables et donc autrement gouvernables ; et le numérique sert à ce jour d’opérateur à cet encastrement, entre fluidité des informations et mise en spectacle des signes, entre transparence des existences et biométrie.
Comment rompre avec ces dispositifs ?
En se sevrant des milieux, urbains, qui ont rendu, en toute insouciance, désirables et réalisables de tels comportements. Bref, comme de plus en plus de gens le font ou aspirent
à le faire dans nombre de pays, faire dissidence, voire sécession, des grandes villes et ainsi participer de la désurbanisation de la terre. Souvenons-nous que, dans la longue histoire, les villes meurent aussi. Souvenons-nous que, pendant plus d’un siècle, les campagnes ont été volontairement dépeuplées, parce que politiquement assujetties à l’ordre urbain du monde productiviste.
Si, de l’intérieur des métropoles, les luttes urbaines revigorées ces dix dernières années peuvent avoir quelque efficacité pour bloquer ici ou là quelques projets (de gentrification, de touristification…), elles ne pourront jamais, à leur corps défendant, proposer des alternatives radicales de vie à l’urbanisation planétaire. Et ce, sans même parler du fait qu’elles servent l’image métropolitaine par subsomption contre-culturelle. Elles ne pourront, malgré toutes les bonnes volontés, jamais réaliser cette
désaliénation véritable par le ralentissement et le ménagement, par la simplicité et la frugalité, par l’autolimitation et le minimalisme, et plus encore par l’autonomie de pensée et surtout d’action qui requièrent pour leur propre puissance de refaire totalement corps avec le vivant. En fait, seules des expériences très directes de relocalisation des formes écologiques de vie et donc de réincorporation de telles causes politiques post-urbaines peuvent commencer à s’opposer à la domination du travail et de la marchandise, à l’ordre politique et à ses institutions carbonées, sur le vivant et la société.
Voilà ce que serait une véritable perspective révolutionnaire : cesser radicalement d’être les agents involontaires du capital dont le creuset reproductif est à ce jour, partout à travers le monde, l’urbain métropolisé. En en sortant. « La révolution ne consiste pas à détruire le capitalisme, mais à refuser de le fabriquer » (John Holloway, Crack capitalism, Libertalia, 2016, p. 38).
Guillaume Faburel est géographe. Il est professeur d’études urbaines à l’université Lyon 2.
Cause commune n° 16 • mars/avril 2020