Les livreurs à vélo sont à la merci des plateformes, mais ils luttent sous des formes diverses. Comment cela se passe-t-il sur le terrain, quels sont les acquis, les remises en cause, les difficultés, les aspirations ?
Entretien avec Ludovic Rioux
CC : Comment as-tu fait pour monter un syndicat CGT des livreurs à vélo sans te faire licencier ou mettre au ban ?
Je n’ai commencé qu’en 2108. Les plateformes de livraison existaient et il y avait déjà eu des luttes diverses. Quand ces structures ont été créées en 2016-2017, avec la généralisation et l’usage intensif de l’outil numérique (une technologie informatique élevée était indispensable pour cet envol), les premiers livreurs étaient issus du milieu assez ancien des coursiers et à Paris, par exemple, les rémunérations étaient attractives. Mais cela s’est vite dégradé, tant au niveau des conditions de travail que des rémunérations. Par exemple, au début il y avait des plannings de distribution, cela a disparu. Il s’ensuivit des actions diverses, soit spontanées, soit au sein d’organisations ad hoc, mais on s’est rendu compte que le cadre syndical permettait de bénéficier d’une expérience et de soutiens. Il ne faut pas exagérer la spécificité de ce que vivent les livreurs, c’est en fait assez voisin de ce qui se passe dans d’autres secteurs. La CGT s’est rapidement impliquée dans la défense de ces travailleurs. En 2018, il y avait déjà eu des dossiers aux prud’hommes et nos actions commençaient à jouir d’une sympathie dans l’opinion publique.
« Il s’agit du projet de société en vue de précariser massivement l’ensemble de l’économie, de revenir sur les droits acquis et conquis par les travailleurs depuis un ou deux siècles, y compris en matière de santé, de chômage, de retraites. »
Pour devenir livreur, il faut le statut d’autoentrepreneur, créé par Sarkozy en 2009. Depuis 2015, l’autoentrepreneur doit s’immatriculer. Il obtient ainsi son « Kbis », aussi appelé extrait « Kbis autoentrepreneur », une sorte d’enregistrement des entreprises. Mais face aux progrès de la revendication de reconnaissance du lien de subordination aux plateformes et du statut de salarié de fait, certaines plateformes ont accepté d’embaucher des salariés, ce dont j’ai pu bénéficier à Just Eat en février 2021, mais j’ai toujours mon Kbis. Maintenant, en tant qu’élu syndical, je suis protégé, enfin comme tout autre élu syndical. Un plan de licenciements a été annoncé en avril 2022, il devrait s’appliquer à partir de janvier.
CC : Les plateformes ferment les comptes, usent des lacunes du droit du travail. Alors les livreurs n’ont-ils pas peur de se syndiquer ou de mener des actions revendicatives ? Y a-t-il beaucoup de luttes ?
D’abord, les plateformes n’ont pas vraiment les moyens de savoir qui est syndiqué. Dans une entreprise, où tout le monde travaille en même temps sur le même lieu, les gens se connaissent et les mouchards de la direction aussi ; mais chez nous, on n’est jamais en un seul lieu et en simultané. Pour comprendre pourquoi des luttes se développent et à quoi elles se heurtent, il faut aussi considérer l’histoire récente, qui va très vite. Par exemple, depuis les confinements, il y a eu un renouvellement de travailleurs dans la livraison : des coursiers aux étudiants à temps partiel, puis aux sans-papiers (qui sont aujourd’hui majoritaires), il n’a pas été simple d’organiser la discussion entre ces « générations ». Cela n’a pas empêché les actions, puisqu’on a dénombré environ soixante conflits locaux de fin octobre 2020 à mai 2021. Bien sûr, les dirigeants des plateformes sont répressifs, par exemple avec la « déconnexion » ; mais, dans certains conflits, presque tout le monde est en grève, donc ils ne peuvent pas les déconnecter tous et puis les livreurs sont payés à la tâche et l’armée de réserve est déjà là sur la plateforme, mal payée et sans avantages sociaux !
CC : Les différentes plateformes (Uber, Deliveroo, Just Eat, etc.) sont-elles de mèche entre elles ou concurrentes ? Quelles sont leurs sources de profits ?
Elles sont concurrentes sur certains marchés, pas sur d’autres. Par exemple, Deliveroo ne fait que de la livraison de repas, Uber fait aussi des voitures de transport avec chauffeur (VTC), du fret. Contrairement à ce qu’on a pu penser un moment, on ne s’est pas dirigé vers la création d’un monopole unique écrasant tout le reste. C’est souvent la même chose que dans tous les secteurs d’activité capitalistes, au-delà des concurrences les plateformes savent s’allier contre les travailleurs quand elles en ressentent le besoin, notamment par le travail d'influence auprès des gouvernements et des parlements.
Ici, le taux de profit est faible, ce n’est pas comme dans l’énergie. Leurs profits proviennent beaucoup aussi du commerce de l’information, elles vivent de la vente des données. Il y a débat pour savoir si l’objectif est d’abord de faire de l’argent assez vite ou s’il s’agit plutôt d’un projet de société en vue de précariser massivement l’ensemble de l’économie, de revenir sur les droits acquis et conquis par les travailleurs depuis un ou deux siècles, y compris en matière de santé, de chômage, de retraites.
« Il existe une directive en débat au sein de l’Union européenne, acceptée par beaucoup de pays, mais pour le moment Emmanuel Macron met tout son poids dans la balance pour la faire capoter. »
CC : Est-ce que ce sont des entreprises états-uniennes, luxembourgeoises, irlandaises… ?
Il y en a de tous les pays : Just Eat est néerlandais et britannique ; Uber Eats est états-unien, avec un siège européen en Irlande… Quand il y a une filiale française, celle-ci est en principe gérée par le droit français. L’origine nationale de la plateforme change assez peu les conditions de travail chez nous et la diversité de ces conditions à travers le monde est largement liée au pays où s’effectue le travail lui-même. Mais les plateformes savent toutes transférer les profits là où ils ne payeront pas d’impôts. Aucune information ne nous est donnée à ce sujet ; pour nous syndicalistes, il faut nous les procurer de façon indirecte, par les enquêtes des élus, par la lecture de la presse ou des chercheurs.
« Les plateformes savent toutes transférer les profits où cela leur permet de ne pas payer d’impôts. »
CC : On dit souvent que les « ubérisés » sont de fait des salariés sans droits à la merci des donneurs d’ordre. La revendication d’être reconnu comme salarié est-elle une solution ? Les journaux progressistes ont annoncé que les Espagnols avaient obtenu de meilleures conditions. Qu’en est-il exactement ?
En Espagne, c’est la ley Rider ou loi livreur, à savoir l’inversion de la « présomption d’indépendance » en « présomption de salariat ». Il s’agit d’une décision gouvernementale, notamment grâce à la ministre communiste du travail Yolanda Díaz. C’est évidemment positif, mais cela a ses limites, parce que le rapport de force est insuffisant pour la faire appliquer, pour empêcher les donneurs d’ordre de faire appel à la sous-traitance, de contourner leurs responsabilités. En outre, il n’y a pas de rétroactivité dans cette loi, ni de clause de maintien de l’emploi. Dans le même ordre d’idées, il existe une directive en débat au sein de l’Union européenne, acceptée par beaucoup de pays, mais pour le moment Emmanuel Macron met tout son poids dans la balance pour la faire capoter.
CC : Quelles sont les revendications d’avenir dans le secteur, notamment du point de vue de la CGT ?
Ce ne sont ni des aménagements du statut d’autoentrepreneur (auxquels ils sont souvent prêts), ni un prétendu « tiers-statut ». Il faut une décision politique forte qui assure les mêmes droits à tous. Il ne s’agit pas uniquement du statut de salarié. J’insisterai sur le fait que, au-delà de la grande diversité des situations, nous, en tant que livreurs, n’avons pas autant qu’on le croit de particularisme exagéré. Nous sommes dans le combat général des travailleurs. Cela dit, il faut toujours être à l’affût : quand des systèmes nouveaux s’installent, c’est parfois compliqué de se positionner rapidement. De même, quand des méthodes d’action ou des structures apparemment intéressantes se mettent en place, il faut voir. Par exemple, les Maisons des coursiers, pour permettre à ceux-ci de se retrouver, doivent-elles être à l’initiative des collectivités locales ? Cela a bien marché à Paris, dans le 18e mais pas à Nancy. Il faut trouver un équilibre entre l’expérience et l’audace.
Ludovic Rioux est secrétaire du syndicat CGT des livreurs de Lyon.
Propos recueillis par Pierre Crépel.
Cause commune n° 33 • mars/avril 2023