Loin de constituer la source du colonialisme ou du racisme contemporain, la pensée des Lumières, malgré ses contradictions, constitue au contraire un immense progrès dans l’affirmation des droits humains et la lutte contre l’esclavage.
Il est désormais admis, dans certains milieux antiracistes, d’accuser la philosophie du XVIIIe siècle d’être la principale source du racisme contemporain : « La race, telle que nous la concevons aujourd’hui – une taxinomie biologique transformant la différence physique en relations de domination – est un produit des Lumières » (Jamelle Bouie, « Les idées des Lumières ont façonné les questions de race et de suprématie blanche », Slate, 25 juin 2018). Cette affirmation est fausse : la première législation raciste stricto sensu, c’est-à-dire discriminatoire pour les uns sur la base de la « pureté du sang » fantasmée des autres, est apparue dans l’Espagne très chrétienne de la Reconquista au XVe siècle. On n’examinera pas ici les raisons profondes de tels réquisitoires expéditifs et peu rigoureux ; on montrera plutôt en quoi ces accusations relèvent d’une lecture déformée du passé selon les critères, les exigences et les enjeux du présent.
« Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que les progrès de la génétique permettent définitivement de retirer toute valeur objective à l’idée qu’on pourrait diviser l’humanité en races. »
Est-il légitime de juger les opinions d’une époque à l’aune exclusive de connaissances et de convictions ultérieures ? Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que les progrès de la génétique permettent définitivement de retirer toute valeur objective à l’idée qu’on pourrait diviser l’humanité en races. Mais au XVIIIe siècle, nul peuple ne possédait encore les connaissances scientifiques sur lesquelles fonder une théorie indiscutable de l’unicité de l’espèce et de l’égalité fondamentale de tous les êtres humains. Au contraire, depuis des temps immémoriaux, la quasi-totalité des cultures était ethnocentriste : chaque société, européenne comme non européenne, se concevait comme supérieure à toutes les autres, la plupart du temps sur le plan culturel.
La capacité critique des Lumières
Dans un tel contexte, toute prise de position, toute argumentation, même timide ou incomplète, visant à mettre en doute la prétendue supériorité de sa propre civilisation, à réhabiliter des cultures étrangères à la sienne, ou à condamner l’oppression et la domination d’un peuple sur un autre doivent être jugées pour ce qu’elles étaient objectivement : des progrès. Or personne ne peut nier qu’à l’époque de tels progrès vinrent massivement des Lumières européennes, et particulièrement des Lumières françaises. C’est dans les ouvrages de Montesquieu (De l’esprit des lois), puis dans certains contes philosophiques de Voltaire (Candide) que l’on trouve des dénonciations mordantes de la manière dont les Blancs « supérieurs » traitent leurs esclaves noirs ; c’est chez Diderot (Histoire des deux Indes) que l’on découvre le premier appel de l’histoire à l’insurrection anticoloniale ; c’est chez Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) que l’on peut lire les mises en garde les plus sévères contre les présomptueuses tentatives des sciences européennes de « juger le genre humain ». La radicalité, le caractère collectif et public de ces dénonciations sont inédits dans l’histoire mondiale. Nul autre courant d’idées jusqu’alors n’avait fait preuve d’une capacité critique aussi hardie, d’une telle prise en considération des prérogatives fondamentales de tout être humain.
« Première proclamation politique des prérogatives inaliénables de tout individu, la déclaration allait échapper à ses rédacteurs pour devenir l’étendard d’innombrables insurrections à travers le monde, de Saint-Domingue au Vietnam en passant par le Ghana ou le Congo. »
On pourra objecter que, sous la plume des mêmes auteurs, on relève des passages condescendants à l’égard des peuples non européens, convaincus de la supériorité des Blancs sur les Noirs, ou agressifs envers les Juifs. Ces propos ethnocentristes, voire racistes, n’annulent pas ceux précédemment évoqués. En revanche, ils révèlent les limites de penseurs qui demeurent, malgré tout, fils de leur temps. Ils trahissent aussi d’évidentes contradictions, qu’il convient d’élucider avant de voir en eux l’origine des conquêtes coloniales du XIXe siècle, voire des génocides du XXe siècle.
Le contexte historique
En effet, le « racisme » des Lumières doit être replacé dans son contexte historique, celui des efforts des intellectuels du siècle pour poser les bases des sciences naturelles et d’une conception laïque de l’homme contre les dogmes du catholicisme. Or, dans le cadre de ces combats théorico-politiques, la thèse monogéniste, qui veut que tous les hommes descendent d’un même ancêtre, était encore inséparable de son origine biblique et de ses connotations religieuses. Dans cette perspective, la mise en question de l’unité du genre humain apparaît, chez Voltaire notamment, avant tout comme l’expression de son anticléricalisme viscéral. De même, ses propos parfois très durs contre les Juifs constituent autant d’attaques indirectes contre le christianisme : en s’en prenant aux premiers zélotes de l’Ancien Testament, celui qui s’était fixé pour objectif prioritaire d’« écraser l’infâme » cherchait à atteindre tous les autres, catholiques en tête. Voilà pourquoi le même homme put, ailleurs, prôner la tolérance à l’égard des Juifs de son époque ou condamner la traite négrière. D’autres auteurs des Lumières, comme Montesquieu ou Buffon, penchaient en faveur de la thèse monogéniste ; ce qui ne les empêchait pas de nourrir un indéniable sentiment de supériorité culturelle, mais pas non plus, concernant Montesquieu, de porter un jugement assez informé et nuancé sur « l’esprit des lois » des différentes civilisations. Juger de tous ces écrits avec les critères de l’anthropologie, de la science politique ou de la philosophie contemporaines, c’est se condamner à ne rien comprendre ni aux projets de leurs auteurs, ni à leur véritable portée historique.
La Déclaration des droits de l’Homme
Car il convient, enfin, d’évoquer les effets politiques tout à fait concrets des progrès des Lumières en matière de critique antiesclavagiste, d’affirmation des droits naturels de l’humanité, de dénonciation des traditions religieuses oppressives. Certains aiment à rappeler que la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 fut promulguée par une assemblée de mâles blancs, dont la plupart n’avaient nulle intention d’abolir l’esclavage, ce qui est exact. Il n’en demeure pas moins que, malgré les efforts du « lobby » des colons pour filtrer les informations, la nouvelle des événements de France et de la proclamation de droits de l’humanité se propagea jusqu’à Saint-Domingue : elle joua un rôle essentiel dans le déclenchement de la première insurrection antiesclavagiste et anticoloniale victorieuse de la modernité. Encouragés par les bouleversements survenus en métropole, galvanisés par les idées neuves qui leur étaient finalement parvenues, les Noirs emmenés par Toussaint Louverture arrachèrent de haute lutte à la France révolutionnaire la reconnaissance officielle de leur dignité d’êtres humains, le 4 février 1794. Pressée par les circonstances, mais également par une minorité courageuse d’abolitionnistes en son propre sein, la Convention fit table rase de l’esclavage, reconnaissant tardivement qu’il convenait de s’élever « à la hauteur des principes de la liberté et de l’égalité » qu’elle avait elle-même affirmés.
« La mise en question de l’unité du genre humain apparaît, chez Voltaire notamment, avant tout comme l’expression de son anticléricalisme viscéral. »
Malgré leurs contradictions, leurs limites et leurs préjugés, les représentants de la première assemblée, héritiers des philosophes des Lumières, avaient créé un formidable précédent : première proclamation politique des prérogatives inaliénables de tout individu, la déclaration allait échapper à ses rédacteurs pour devenir l’étendard d’innombrables insurrections à travers le monde, de Saint-Domingue au Vietnam en passant par le Ghana ou le Congo. En ce sens, en ne voyant dans l’héritage des Lumières que la matrice des discriminations ultérieures, ses détracteurs ne commettent pas seulement un contresens historique ; ils manifestent aussi tout ce qui sépare leur état d’esprit de celui qui dominait parmi les combattants antiracistes et anticolonialistes d’un passé pas si lointain.
Stéphanie Roza est philosophe. Elle est chargée de recherches au CNRS.
Cause commune n° 17 • mai/juin 2020