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Dans l’histoire du mouvement ouvrier français, les rapports du parti aux organisations de masse, qu’elles soient syndicales ou associatives, ont été au centre de débats permanents. Avec la création du Parti communiste en 1920, des formes nouvelles de ces rapports ont été inventées. Mais il serait faux d’imaginer qu’ils ne furent pas l’objet d’ajustements, de modifications et de ruptures au fil de cette histoire séculaire.

Dans le mouvement ouvrier international, l’originalité française repose sur l’affirmation de l’indépendance des organisations. Elle vient de la force symbolique et politique, de la référence à la charte d’Amiens. Ce texte, adopté en 1906 au congrès de la CGT, faisait de la coupure entre le parti (socialiste à l’époque) et le syndicat une obligation, le syndicat se pensant seul alors comme outil de la révolution et de la future société. Cette décision éloignait la tradition française de la pratique sociale-démocrate dans des pays au mouvement ouvrier puissant, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, où le lien organique entre syndicats et partis était une évidence.
La création des partis communistes dans le contexte de la révolution russe et des décisions de l’Internationale communiste devait prendre en compte cette hétérogénéité à l’échelle mondiale des rapports partis/syndicats, associations.

Les débuts ou aux origines du Parti communiste
Aussi la neuvième condition d’adhésion à l’Internationale communiste déclarait-elle : « Tout parti désireux d’appartenir à l’Internationale communiste doit poursuivre une propagande persévérante et systématique au sein des syndicats, coopératives et autres organisations des masses ouvrières. Des noyaux communistes doivent être formés, dont le travail opiniâtre et constant conquerra les syndicats au communisme. Leur devoir sera de révéler à tout instant la trahison des social-patriotes et les hésitations du “centre”. Ces noyaux communistes doivent être complètement subordonnés à l’ensemble du parti. »

« La séparation totale voire la grande méfiance entre les organisations de la sphère politique et du social est aussi une entrave à la transformation sociale. »

Il ne s’agissait donc pas d’une liaison organique, mais d’une propagande permanente pour gagner au communisme ces organisations dites « de masse ».
Dans les années 1920, la constitution de ces noyaux, appelés aussi fractions, fut une des tâches principales des militants communistes. Mais quand les communistes gagnaient la majorité et la direction de ces organisations, celles-ci devenaient alors de simples courroies de transmission, et il se constituait de fait une liaison organique, même si formellement l’indépendance était respectée. Concrètement, cela signifiait que les fractions communistes se réunissaient avant les réunions des instances des organisations et décidaient des positions que devaient y défendre unanimement les communistes. Cela pouvait aussi se traduire par la fusion des tâches de direction – du parti et des organisations – aux mains des mêmes militants.
Mais les militants communistes n’étaient pas appelés qu’à s’investir dans les organisations de classe, certains eurent aussi à choisir, à partir de 1922, entre leur adhésion au Parti communiste et leur appartenance à la Ligue des droits de l’homme et/ou à la franc-maçonnerie. Ces deux grandes organisations posaient une double difficulté au mouvement communiste. Elles avaient d’une part une composition sociale, notamment de leurs instances dirigeantes, qui les éloignait de la classe ouvrière, au moment où l’enjeu de la constitution de partis ouvriers dirigés par des ouvriers était considéré comme central. Et d’autre part, la double adhésion impliquait une double fidélité qui était considérée comme impossible car l’engagement communiste était par définition englobant et supérieur puisqu’à l’objectif du communisme tout devait être subordonné.

« L’enjeu d’aujourd’hui est d’inventer les nouvelles formes de cette articulation, sauf à laisser à la bourgeoisie et aux dominants le monopole de la représentation et de la décision politiques. »

Des années 1920 au Front populaire, l’histoire des relations du Parti communiste aux associations est l’histoire de l’affirmation de la nécessité de la subordination du social – champ d’action des associations – au politique – monopole du parti. Cette période que l’on qualifie parfois de « sectaire » et au sortir de laquelle le Parti communiste a failli disparaître, tant ses effectifs s’étaient réduits, n’en a pas moins contribué à dessiner un milieu politico-social original et d’une extrême richesse. Il a permis que, pour la première fois dans le champ politique, des dirigeants issus des milieux populaires et dominés s’affirment comme légitimes.

Du Front populaire à l’après-guerre
Avec la période du Front populaire, les coordonnées de ces rapports se modifient par la double mutation qu’impliquent la nouvelle politique unitaire et l’accession du Parti communiste à un véritable statut d’organisation de masse. Il est alors décidé de supprimer les fractions communistes, que les dirigeants communistes des syndicats, dont Benoît Frachon, abandonnent leurs mandats de direction politiques et n’apparaissent plus dans les organigrammes ; enfin l’interdiction de l’adhésion à la LDH est levée (pour la franc-maçonnerie du fait de son caractère secret il faudra attendre 1945). Évidemment, tout cela a un caractère formel, mais contribue à renouveler et à enraciner la référence à la charte d’Amiens et à l’indépendance des organisations. Après la guerre, le contrôle du parti sur les militants investis dans ces organisations est renforcé mais jamais le lien organique n’est revendiqué. La politique des cadres du Parti communiste prend en compte l’ensemble des organisations – parti, syndicats, associations. Et tel ou tel militant peut être affecté à des responsabilités de direction dans telle ou telle organisation avec une hiérarchie implicite allant des responsabilités au parti pour descendre vers les autres organisations et associations. Ces pratiques constituent un terreau original d’articulation du politique et du social. Les chercheurs ont essayé de le définir en parlant de contre-société, de conglomérat, d’écosystème… communiste. Il n’est pas possible ici de rentrer dans ces débats et ce qu’impliquent ces différents termes, mais tout le monde constate une originalité forte du communisme politique en France et la richesse de cette articulation. Elle fit la force du Parti communiste. Elle fut en France la forme d’accès des catégories populaires à la politique et leur moyen de briser le statut de dominés.

« Il ne s’agissait pas d’une liaison organique, mais d’une propagande permanente pour gagner au communisme ces organisations dites de masse. »

Une évolution, à partir de 1980
Les évolutions sociales et économiques de la société, l’émergence de la revendication de l’autonomie individuelle, l’affaiblissement du Parti communiste concoururent, à partir des années 1980, à progressivement bouleverser cet espace politique original du communisme. Les associations liées au Parti communiste connurent des évolutions multiples, certaines servirent de sas et de refuge pour des communistes en désaccord ou mal à l’aise dans les débats internes, certaines connurent, comme le Secours populaire ou les organisations sportives, une sorte de « dépolitisation », si on l’entend comme l’affirmation d’une coupure d’avec une référence explicite au communisme. D’autres se sont plus encore affaiblies que le Parti communiste et ne rassemblent plus que de très faibles effectifs. Les relations du parti avec les syndicats ont été totalement renouvelées et il est maintenant évident que ces derniers ont franchi les derniers pas qui en font des organisations totalement indépendantes. Pour les
dirigeants de ces grandes organisations, cette séparation fut une véritable respiration ; les contradictions, parfois les rancœurs ont été dépassées par ce gain d’indépendance. De nouvelles associations sont nées d’autres traditions ou de l’initiative d’anciens militants politiques – souvent communistes – comme ATTAC. Certaines sont apparues aussi à l’initiative de jeunes, notamment dans le champ écologique, et au départ totalement hors de la sphère communiste.
Il en coûte au Parti communiste qui a perdu ainsi un moyen d’action et de connaissance du social et donc d’influence. La séparation totale voire la grande méfiance entre les organisations de la sphère politique et du social est aussi une entrave à la transformation sociale. Rien jusqu’à maintenant n’a remplacé le système original mis en place par le Parti communiste. On ne reviendra pas en arrière et on ne reconstituera pas l’ancien mode de fonctionnement. Mais l’enjeu d’aujourd’hui est d’inventer les nouvelles formes de cette articulation, sauf à laisser à la bourgeoisie et aux dominants le monopole de la représentation et de la décision politiques.

Frédérick Genevée est président du musée de l’Histoire vivante de Montreuil (93).

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020