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Entretien avec Paul Pasquali

Comme vous le montrez dans votre ouvrage (Héritocratie, paru à La Découverte en 2021), il n’y a jamais eu d’« âge d’or de la méritocratie », ni d’augmentation progressive de l’ouverture sociale des grandes écoles, mais bien plutôt une alternance de phases de hausse et de baisse de celle-ci. Pouvez-vous nous en décrire plus précisément les évolutions ainsi que leurs causes ?
Effectivement, le recrutement social des grandes écoles ne suit pas une évolution linéaire. D’abord, il varie selon les écoles, selon leur position dans l’espace des grandes écoles, qui est un espace structuré avec un pôle dominant et un pôle dominé. Ensuite, il n’y a pas d’époque plus ou moins lointaine où il y aurait eu énormément de boursiers. Il y a eu des épisodes, souvent brefs, de relative ouverture, pour telle ou telle école, dans les années 1920-1930, à la Libération ou après 1968, comme je le détaille dans mon livre au sujet de l’ENS Ulm, de l’ENA ou de Sciences Po. Mais il n’y a jamais eu d’ouverture sociale massive ni durable. Le fait dominant, sur le long terme, c’est plutôt la fermeture sociale que l’ouverture. Il y a une constante : quelle que soit l’école, quelle que soit la politique menée, il y a toujours eu une tendance à la reproduction sociale, y compris au lendemain des brèves parenthèses dont j’ai parlé. Et même dans les phases d’ouverture, ce ne sont jamais les enfants de milieux les plus populaires qui en ont bénéficié. Ça, c’est très important : quand il y a des progrès en matière d’ouverture sociale, cela concerne plus la petite bourgeoisie que les familles ouvrières. [...]

« Le simple fait que plus personne ne parle du plan Langevin-Wallon aujourd’hui montre une panne idéologique inquiétante, en tout cas un symptôme supplémentaire de l’affaiblissement du camp progressiste depuis une trentaine d’années. »

Vous montrez que le constat du recrutement socialement très fermé des grandes écoles, de même que les discours sur la « panne de l’ascenseur social », ne sont pas nouveaux. Pourtant, les grandes écoles ont « toujours démontré une redoutable capacité à résister aux critiques et aux attaques, même les plus virulentes », et à s’organiser afin de défendre leurs intérêts communs, par exemple à travers la Conférence des grandes écoles. Comment y parviennent-elles ?
À chaque époque, les grandes écoles ont dû se mobiliser pour défendre leur modèle et leurs intérêts, pour garantir leurs privilèges et leurs prérogatives. La Conférence des grandes écoles (CGE) est la principale organisation qui les réunit. Elle a été créée en 1968 – officiellement 1973, mais en réalité, les premières réunions des écoles fondatrices de la CGE datent de 1968, en réaction précisément à une déstabilisation brutale et massive du système universitaire et des grandes écoles en particulier, puisque celles-ci étaient menacées dans leur existence même. Depuis sa création, elle a défendu les intérêts des grandes écoles, singulièrement quand les socialistes sont arrivés au pouvoir en 1981, les grandes écoles ont tout fait pour montrer que non seulement elles avaient bien des raisons d’exister, mais qu’en plus leur modèle était le meilleur par rapport aux universités et qu’il fallait donc s’en inspirer pour l’ensemble de l’enseignement supérieur.
Dans mon livre, je montre comment ce discours apparemment neutre laisse dans l’ombre un malthusianisme qui assumait des pratiques d’une extrême sélectivité sociale et parfois économique – on l’oublie parfois – pour les écoles de commerce notamment, au-delà de la sélection scolaire sur laquelle les grandes écoles préfèrent souvent insister. Enfin, au-delà des discours, il y a des soutiens, politiques, souvent très haut placés : quand un projet de réforme de l’enseignement supérieur et des grandes écoles en particulier est dans les cartons, les dirigeants des grandes écoles ou leurs relais politiques – souvent des anciens élèves de telle ou telle école – font bloc, soit au Parlement, soit auprès des médias, soit au sein de leur parti, pour que cette défense soit efficace. En fait, ce qu’on appelle en sociologie la « multipositionnalité » des élites fait que, quand on est diplômé de telle ou telle école, on a aussi des intérêts ou des valeurs qui font qu’à la fin, sans qu’il s’agisse nullement d’un complot – c’est très important – il y a des affinités, des regroupements, du « cela va sans dire », une forme de sens commun pro-grandes écoles qui fait que les élites issues des grandes écoles font bloc si nécessaire.

Que reste-t-il aujourd’hui de cette étape importante de la réflexion sur l’enseignement supérieur que fut le plan Langevin-Wallon, dont vous rappelez les conditions dans lesquelles il a été élaboré à la Libération puis finalement abandonné faute de volonté politique ?
Le simple fait que plus personne ne parle de ce plan aujourd’hui montre, plus qu’une méconnaissance de l’histoire du mouvement ouvrier, une panne idéologique inquiétante, en tout cas un symptôme supplémentaire de l’affaiblissement du camp progressiste depuis une trentaine d’années. En examinant étape par étape sur ces cent cinquante ans d’histoire du mérite et de la mal nommée méritocratie française, on voit bien l’importance qu’ont eue la critique de la reproduction sociale des grandes écoles, des élites, etc., et les alternatives qui ont pu exister, notamment avec le plan Langevin-Wallon, dans des époques de bouillonnement intellectuel et politique fort, comme sous le Front populaire, à la Libération, après mai 68 ou même au début des années Mitterrand.

« Quelle que soit l’école, quelle que soit la politique menée, il y a toujours eu une tendance à la reproduction sociale, y compris au lendemain de brèves parenthèses. »

À partir du moment où toute une partie de la gauche s’est recentrée, au milieu des années 1980, les alternatives au grand partage de l’enseignement supérieur sont devenues des sortes d’utopies, et on s’est contenté de faire au mieux pour bâtir une université adaptée aux nouveaux publics, sans se soucier de la montée en puissance simultanée des filières d’élite, qui elles ont tout fait depuis trente ans pour éviter ces nouveaux étudiants, dont beaucoup étaient issus des milieux populaires. Certes, il y a tout de même, à gauche, une part non négligeable de gens qui pensent que les universités devraient être le centre de gravité de l’enseignement supérieur. Certains proposent d’augmenter le recrutement sur dossier plutôt que sur concours pour faciliter plus de diversité sociale, mais on est quand même très loin du temps où il y avait une gauche combative avec, par exemple, le plan Langevin-Wallon qui date de l’immédiat après-guerre.
Ce plan reprenait des propositions de la Résistance, avec un poids non négligeable du Parti communiste, alors premier parti de France, dans la composition de la commission. Ce plan, on l’a oublié, est resté durant vingt-cinq ans la référence absolue de beaucoup de gens à gauche, au-delà des communistes. Il proposait entre autres la fin des classes préparatoires et leur fusion dans des propédeutiques qui interviendraient entre la terminale et la licence et qui seraient ouvertes dans d’autres lieux que les universités, sous la responsabilité d’enseignants agrégés. Il préconisait aussi de remplacer les grandes écoles par des instituts universitaires spécialisés, donc concrètement de mettre un terme au dualisme dans l’enseignement supérieur en repoussant au niveau du troisième cycle l’accès à ces instituts universitaires spécialisés, autrement dit en redonnant aux universités toute leur place, puisque c’est dans les universités qu’on apprendrait l’essentiel des dimensions théoriques et techniques requises pour ensuite se spécialiser et accéder à des postes. […] Malheureusement, ce plan n’a eu aucune postérité, tout simplement parce qu’il était porté par des communistes et que la IVe République a tourné le dos avec le début de la guerre froide à toute société nouvelle, contrairement aux desseins de la Résistance, et notamment aux ambitions réformatrices d’un Marc Bloch, comme je le rappelle dans mon livre. Le plan est ensuite devenu une sorte d’étendard contre le pouvoir. Je ne pense pas qu’il faille revenir à la lettre du plan Langevin-Wallon, il est inutile de le déterrer et d’en faire un nouveau fétiche. En revanche, il serait intéressant qu’on s’en inspire dans les réflexions actuelles et qu’on évite de toujours faire comme si on repartait totalement de zéro. Ce serait un bon moyen de contrer l’amnésie sélective qui consiste à oublier les effets ravageurs du recentrage idéologique de la gauche, depuis trois décennies, et les conséquences de l’abandon de certaines utopies réalistes. À force d’être dans le moins-disant progressiste, on s’enferme dans une logique défensive (vouloir plus de moyens pour les facultés sans contester le financement public des grandes écoles) qui laisse le champ libre aux filières d’élite qui ont beau jeu de revendiquer les premiers rôles dans la lutte pour l’égalité des chances et contre les autocensures. […] Cette capacité des filières d’élite à résister au changement, à contourner les critiques à se poser en acteurs de leur propre réforme, c’est précisément ce que j’appelle l’héritocratie.

Paul Pasquali est sociologue. Il est chargé de recherches au CNRS.

Ce texte est extrait d’un entretien réalisé par Mathis Nicole Desmau pour le journal en ligne Le Vent se lève, 28 août 2021.