On savait depuis longtemps que le système très français des « grandes » écoles était un rouage essentiel de la reproduction sociale et de la légitimation des inégalités sociales, mais le grand public a découvert ces derniers temps que ces établissements supposément élitistes étaient aussi un creuset de la domination masculine dans toute sa violence.
L’affaire Olivier Duhamel qui a défrayé la chronique au mois de janvier dernier n’est qu’un fragment de la face émergée de l’iceberg. Ce qui a alors choqué l’opinion n’est pas seulement que le puissant président de la Fondation nationale des sciences politiques qui chapeaute Sciences-po Paris ait été accusé de viol sur son beau-fils, mais aussi, et peut-être surtout, le fait qu’une grande partie de son entourage professionnel ait pu être au courant de ces agissements tout en gardant le silence. Les plus complotistes invoqueront la collusion des élites, les plus indulgents la peur de parler ou la prudence face à des bruits de couloir, on peut toutefois avancer une autre hypothèse : la banalisation de tels comportements dans les cercles dirigeants. Non pas que tout dirigeant serait un violeur d’enfant en puissance évidemment, mais que ces derniers auraient intériorisé le fait que leur domination socio-économique s’accompagnerait d’une sorte de droit à l’assujettissement sexuel des « inférieurs ». Une idée étayée par les innombrables cas de viols, agressions et harcèlements sexuelles commises par des puissants sur des femmes, et parfois des hommes, qu’ils semblent considérer comme un simple bétail à leur disposition, et qu’illustrent également les propos surréalistes de certains de leurs congénères qui volent à leur défense, tel le patron de presse Jean-François Kahn qui avait osé qualifier publiquement le viol de Nafissatou Diallo par Dominique Strauss-Kahn de « troussage de domestique ». Cela montre s’il en était besoin qu’il ne s’agit pas simplement de déviances individuelles mais bien d’une culture du viol particulière, propre à une certaine « élite » sociale et que celle-ci incorpore notamment sur les bancs de leurs (grandes) écoles.
« Les “week-ends d’intégration” qui perpétuent notamment un bizutage pourtant théoriquement interdit, chansons paillardes ou soirées à thèmes souvent connotés sexuellement, participent à l’inculcation par ces étudiants privilégiés d’une vision du monde patriarcale, homophobe et machiste. »
Grandes écoles, petits machos
Longtemps tue par les intéressés qui pour une large majorité ne s’en rendent même pas compte, cette socialisation sexiste a été récemment mise en lumière dans le sillage de l’affaire Duhamel. À l’instar de l’affaire Harvey Weinstein qui avait servi d’étincelle au mouvement #Metoo, celle-ci a déclenché une cascade de témoignages sur Internet via le mot clé #sciencesporcs, relayés dans de nombreux articles de presse et qui ont donné lieu à plusieurs procédures judiciaires. Les étudiantes de différents instituts d’études politiques (IEP) y relataient les multiples formes de violences sexistes et sexuelles dont elles avaient fait l’objet, individuellement ou collectivement, de la part d’autres élèves de ces prestigieux établissements, tant durant les événements festifs que dans le cadre quotidien des études, dans les couloirs et les salles de cours. Le « crit’ », un tournoi sportif opposant chaque année sur un week-end des délégations de chaque IEP, a été notamment pointé comme un moment particulièrement intense et continu de violences sexistes et homophobes, commises en bandes alcoolisées et sans aucun garde-fou. Un rituel parmi bien d’autres, comme les « week-ends d’intégration » qui perpétuent notamment un bizutage pourtant théoriquement interdit, chansons paillardes ou soirées à thèmes souvent connotés sexuellement, participe à l’inculcation par ces étudiants privilégiés d’une vision du monde patriarcale, homophobe et machiste. Ces derniers sont loin d’être l’apanage des seuls IEP et se donnent à voir dans l’ensemble des grandes écoles, voire des classes préparatoires qui les précédent, comme l’a également montré une série d’articles de presse et de livres-enquêtes, comme ceux des journalistes Iban Raïs, La Fabrique des élites déraille et Maurice Midena, Entrez rêveurs, sortez managers, tous deux parus cette année et centrés pour leur part sur les écoles de commerce. Témoignages (nombreux) et observations à l’appui, ils mettent en évidence comment la plupart des activités qui scandent la vie étudiante dans ces établissements, dès les oraux d’admission, entretiennent un ethos viriliste consistant à mettre en scène sa décomplexion en s’alcoolisant plus que de raison, en se mettant littéralement à nu sur commande, en proférant des avances sexuelles aux filles jugées désirables et en injuriant copieusement les autres. Pour les filles, il s’agit de ne pas s’offusquer de ces traitements, tout en évitant le stigmate de « salope » que pourrait valoir une conduite trop libérée et qui risque de vous suivre bien au-delà des murs de l’école. Car réseaux sociaux numériques aidant, c’est une véritable économie de la réputation qui règne sur cet univers (socialement) clos et entretient une hiérarchie qui va du cool au polard, c’est-à-dire l’étudiante ou l’étudiant qui manifeste un penchant trop marqué pour ses études… Dans ces conditions, il est peu étonnant que certains étudiants se retrouvent à en agresser sexuellement, voire à en violer d’autres, y compris dans les pourtant très sérieuses écoles normales supérieures, et plus largement que ce jeu permanent avec les limites de la décence et du respect d’autrui voit ces dernières régulièrement pulvérisées. Le problème est bien structurel, et les directions des établissements concernés, habituées jusque-là à fermer les yeux, quand certaines n’encourageaient pas ces dérives au nom de la potacherie et de l’esprit de corps (à prendre au sens littéral), ont été sommées de réagir à la suite du scandale déclenché par ces révélations. Les dispositifs de sensibilisation des étudiants, des personnels, d’écoute et d’accompagnement des victimes se sont multipliés en même temps que les sanctions disciplinaires et les signalements à la justice le cas échéant.
« Le “crit’”, un tournoi sportif opposant chaque année sur un week-end des délégations de chaque IEP, a été notamment pointé comme un moment particulièrement intense et continu de violences sexistes et homophobes, commises en bandes alcoolisées et sans aucun garde-fou. »
Un maillon du capitalisme
On ne peut évidemment que se réjouir de voir l’omerta brisée et surtout des étudiantes oser enfin dénoncer publiquement les agissements qui ont cours dans les espaces feutrés de ces établissements, et même certains collectifs féministes se mobiliser pour faire bouger les lignes, mais les racines du problème apparaissent plus profondes. D’une part, étudiants et responsables, hommes et femmes, de ces écoles se retrouvent souvent pris dans une série de dilemmes : réticences à la dénonciation, risques de créer d’autres tensions au sein de promotions de taille réduite, impossibilité de contrôler totalement ce qui se passe dans les soirées, les associations, ou plus encore dans les fêtes d’appartement, etc. Le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dans son rapport de 2020 établissant un « état des lieux du sexisme en France » (librement téléchargeable) pointait ainsi une « réelle prise de conscience dans les textes » sur cette question dans l’enseignement supérieur, mais un « écart entre la lettre et l’action ». D’autre part, cette culture de la violence (hétéro)sexiste se perpétue largement dans les entreprises et (hautes) administrations, pour s’intégrer entre collègues comme pour « fraterniser » avec des clients ou fournisseurs. Elle s’intègre en effet (très) bien dans une logique de compétition permanente et un culte de la performance qui dépasse largement la sphère strictement professionnelle, comme l’avait déjà bien analysé il y a plus de trente ans le sociologue Alain Ehrenberg. Selon lui, il s’agit d’une dimension à part entière du capitalisme contemporain – une extension de la logique prédatrice au-delà de la nature et de la force de travail vers les corps autres envisagés comme de simples objets de satisfaction sexuelle. Si les grandes écoles n’ont évidemment pas l’apanage des violences sexistes et sexuelles – un nombre croissant de cas a également été pointé récemment dans les universités –, la véritable culture du viol qui s’y entretient, comme dans les facultés de médecine, présente néanmoins des formes et une place bien particulières, qui jouent un rôle central dans la perpétuation du patriarcat dans l’ensemble de la société, dans la sphère professionnelle comme ailleurs, par ruissellement – qui en matière de normes et comportements fonctionne bien mieux que sur le plan économique. Reste la question sempiternelle de savoir si on peut se débarrasser du patriarcat sans sortir du capitalisme, en tout cas, cela vaut la peine d’essayer, et à regarder ce qui se passe dans certains pays, notamment au nord du continent européen, qui ont rencontré les mêmes « crises » il y a déjà plusieurs années et fait reculer les violences sexistes de toute sorte, on se dit qu’il y a, quoi qu’il en soit, encore de fortes marges de progression – y compris parmi les étudiants de la soi-disant « élite ».
Igor Martinache est coresponsable de la rubrique « Féminisme ».
Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021