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Un mouvement social qui compte une part importante de membres des classes populaires actuellement « mis en suspens ».

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Samedi 17 novembre 2018, plusieurs centaines de milliers de personnes vêtues d’un gilet jaune mènent des actions au niveau des ronds-points et péages. Le soir même, le ministère de l’Intérieur dénombre plus de 2 000 points de blocage et 287 710 participantes et participants aux actions et manifestations.

« L’engagement au sein des gilets jaunes est pour beaucoup l’occasion d’une politisation rapide. L’occupation durable des ronds-points a offert un espace singulier d’échange et d’apprentissage de savoir-faire militants. »

Rapidement, chaînes d’information en continu et éditorialistes façonnent l’image d’un mouvement qualifié tantôt « d’insurrection populaire », de « jacquerie 2.0 », ou assimilé à une forme de « poujadisme ». Pour répondre aux interrogations que le mouvement soulève, un collectif de recherche pluridisciplinaire, réunissant des étudiants, diplômés de Master, doctorants et docteurs, enseignants-chercheurs et chercheurs, hommes et femmes, se lance dans une enquête nationale par questionnaires, observations et entretiens approfondis. Les 1 352 questionnaires passés sur les lieux d’action complètent les premières données ethnographiques sur le mouvement et permettent de proposer des premières pistes d’analyse.

Un premier engagement de classes populaires
Ce mouvement social compte une part importante de membres des classes populaires. Parmi les personnes interrogées, la moitié déclare vivre dans un foyer où le revenu est inférieur à 2 000 euros et 75 % à 2 900 euros par mois (Le revenu disponible médian d’un foyer français en 2016 était de 2 519 euros par mois, enquête Revenus fiscaux et sociaux 2016). Le mouvement porte des revendications sur les conditions matérielles d’existence. La protestation initiale contre la hausse des taxes sur les carburants, a mis en lumière la part élevée consacrée au déplacement dans le budget des ménages modestes. Retraités et chômeurs sont très présents. Les femmes travaillant dans le « care » sont les catégories les plus mobilisées chez les répondantes. Du côté des hommes, chauffeurs routiers, indépendants (TPE), ouvriers et agriculteurs sont surreprésentés sur les ronds-points au regard de leur part dans la population active, tandis que les fonctionnaires sont plus nombreux en manifestation. Des lieux d’action de proximité – le rond-point local –, ainsi que l’absence des corps intermédiaires qui structurent habituellement les manifestations, caractérisent la mobilisation des « inaudibles ». Les femmes sont plus visibles dans un mouvement qui revendique son horizontalité. Cette caractéristique va de pair avec une forte demande d’une meilleure représentation et écoute démocratique. Cela bat en brèche les analyses du déclin de l’engagement. L’engagement au sein des gilets jaunes est pour beaucoup l’occasion d’une politisation rapide. L’occupation durable des ronds-points a offert un espace singulier d’échange et d’apprentissage de savoir-faire militants. Notre enquête témoigne d’une préoccupation nouvelle pour la politique chez certaines personnes qui s’en tenaient éloignées, et invite à mettre en perspective ces engagements.

« La destruction par les forces de l’ordre des cabanes des ronds-points met un coup de frein à cette forme inédite de mobilisation. »

Les transformations de l’engagement dans le mouvement
Au mois de décembre janvier, la destruction par les forces de l’ordre des cabanes des ronds-points met un coup de frein à cette forme inédite de mobilisation. La perte du lieu de convivialité oblige à se restructurer. D’autres modes d’action sont privilégiés : réunions, assemblées, manifestations prennent le pas sur l’occupation. Cette évolution est corrélée à une arrivée dans le mouvement de personnes qui se situent plus à gauche et qui ont déjà une expérience d’engagement politique « conventionnel » – adhésion à un parti politique, syndicat – ou associative. Pour certains « gilets jaunes de ronds-points », on observe une mise en retrait du mouvement en raison de visions divergentes mais aussi, selon notre hypothèse, d’une moindre familiarité avec ces modes d’action collective.

« La violence est très massivement condamnée au sein du mouvement. Une infime minorité participant à l’enquête se déclare prête à occasionner des dommages matériels (4 à 5 % des répondants). »

L’étalement de la mobilisation dans le temps repose sur une disponibilité des personnes qui a un coût important. Certaines personnes se sont désengagées plus rapidement en raison de contraintes domestiques – les femmes seules avec enfant(s), initialement très présentes sur les ronds-points –, ou professionnelles – salariés, indépendants, autoentrepreneurs. Parmi ces derniers, certains ont fourni des moyens logistiques faute de pouvoir être présents, tandis que les retraités, chômeurs ou personnes en invalidité ont tenu le rond-point par leur présence en continu durant les premiers mois d’occupation.

Les effets du maintien de l’ordre sur l’engagement
La répression de la contestation pointée par Vanessa Codaccioni, représente un autre frein à l’engagement. La violence est très massivement condamnée au sein du mouvement. Une infime minorité participant à l’enquête se déclare prête à occasionner des dommages matériels (4 à 5 % des répondants). La stratégie de maintien de l’ordre marquée par une violence importante à l’encontre des manifestants ou de simples passants, a modifié le rapport aux forces de l’ordre. La gendarmerie fait l’objet d’appréciations plus nuancées que la police – notamment la BAC –, en raison des relations spécifiques entretenues avec les habitants et de leur place différente dans le maintien de l’ordre. La peur de la police en manifestation s’exprime dans les témoignages recueillis, notamment à Paris, à l’instar de cette personne qui nous confie : « aujourd’hui je n’y vais plus, j’ai vu beaucoup trop de choses horribles, j’ai peur, peur de perdre un œil, une main, voire la vie ». À côté d’un maintien de l’ordre brutal qui a coûté la vie à une personne et blessé plusieurs centaines d’autres, des humiliations nous ont été rapportées. Ainsi, cette jeune femme qui n’a pu changer de protection hygiénique au cours de sa garde à vue de trente heures et ne veut plus se rendre en manifestation. La dissuasion s’appuie aussi sur les procès, gardes à vue et amendes. Un manifestant rencontré à Paris explique ainsi : « je me suis déjà fait prendre deux fois, je peux pas risquer une troisième garde à vue, je vais perdre mon taf ». Aux contraventions s’ajoutent d’autres mesures dissuasives comme les contrôles d’identité « préventifs », les appels, visites ou interpellations, à domicile ou sur le lieu de travail.

Essoufflement ou mise en suspens ? Vers de nouvelles formes d’engagement
Certains ont vu dans les cortèges clairsemés un essoufflement du mouvement. Nous formulons l’hypothèse d’une « mise en suspens ». Ce concept proposé par la sociologue Verta Taylor permet de penser la continuité des mouvements sociaux quand ceux-ci disparaissent de l’espace public ou médiatique. À partir de mai 2019, les manifestations se poursuivent accompagnées d’actions ponctuelles ciblées. Pour composer avec la réduction des effectifs, certains groupes appellent à rejoindre des mobilisations sectorielles en cours, comme les personnels hospitaliers. Cette volonté de convergence des luttes est notamment affirmée lors de la troisième Assemblée des assemblées à Montceau-les-Mines (28 et 29 juin 2019). Pour d’autres, la poursuite de l’engagement passe par un recentrement sur des combats locaux, par exemple contre la privatisation des barrages hydroélectriques dans le Dauphiné. Tandis que certains choisissent une stabilisation du groupe sur le long terme avec la structuration en associations ou la création de jardins partagés, d’autres maintiennent des actions directes ponctuelles à plus petite échelle (ouverture de péages, blocages économiques) et peu relayées dans les média.
Ces « réseaux dormants » pourraient être amenés à reprendre une activité manifestante ou d’occupation à la faveur d’opportunités plus ouvertes et amène ainsi à envisager la suite du mouvement non comme l’extinction de la contestation mais comme sa reconfiguration.

Loïc Bonin, masterant Paris-Dauphine ENS. Magali Della Sudda, chercheuse en science politique, CNRS. Théo Grémion, master en urbanisme. Mila Ivanovic, docteure en science politique. Pauline Liochon, masterante IOES, Paris Dauphine, EHESS, MINES ParisTech & Groupe questionnaire Enquête Gilets Jaunes - Jaune Vif. Nous remercions Fabrice Flipo pour ses relectures et suggestions.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019