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Y a-t-il une reconstruction du monde autour des GAFAM, voire contre eux ? Et les tentatives de régulation peuvent-elles avoir une efficacité ?

« Twitter, Facebook, Instagram, YouTube ont l’immense pouvoir de façonner l’interprétation des événements publics, de censurer, effacer, faire disparaître des informations, de contrôler ce que les gens voient ou ne voient pas… » L’auteur de cette évaluation plutôt lucide de la puissance de quelques-uns des géants du numérique américain n’est autre que Donald Trump, peu avant que le président des États-Unis, alors en fonction, ne se soit lui-même vu couper son canal de communication par l’une de ces tentaculaires entreprises privées de la tech. Mais les enjeux du pouvoir exorbitant que sont en train d’acquérir les GAFAM dépassent de beaucoup celui de la mésaventure de l’ancien locataire de la Maison Blanche ! Par exemple, la guerre russo-ukrainienne les a vus influer directement sur le rapport des forces en présence : Microsoft a aidé l’Ukraine à déjouer des cyberattaques et Google a déployé un système d’alerte contre les bombardements via son application Maps… Le soutien technologique des Big five à un camp ou, à l’inverse, la perturbation de la maîtrise des flux d’information et de communication de l’autre peuvent changer la donne dans un conflit. Plus généralement, le « big data » a transformé les données en matière première stratégique quasi inépuisable. Toutes nos activités sont numérisées. La maîtrise des données, la capacité de les traiter et de les stocker, est devenue un enjeu majeur de la souveraineté économique d’un pays. Or, ce sont les GAFAM qui en concentrent la plus grande part, ce qui leur confère, sinon un monopole absolu pour réaliser certains types d’action, du moins un quasi-monopole de fait, et, par-là même, une influence démesurée échappant trop souvent aux institutions démocratiques. La moindre régulation publique leur est insupportable.

« La maîtrise des données, la capacité de les traiter et de les stocker, est devenue un enjeu majeur de la souveraineté économique d’un pays. »

Tentatives de régulations
On a pu le vérifier une première fois juste avant que l’Union européenne n’adopte, en 2016, le Règlement général pour la protection des données (RGPD). Furieux d’être soumis à cette législation alors inédite, les GAFAM obtinrent de Barack Obama qu’il s’implique lui-même dans la défense de leurs intérêts. « Nous avons possédé internet, nos sociétés l’ont créé, l’ont élargi et l’ont perfectionné de manière à pouvoir y réussir » – avait plaidé le Président en direction de ses homologues européens –, insistant lourdement à l’adresse des GAFAM : « À la décharge de Google et de Facebook, parfois la réaction européenne est plus justifiée par des raisons commerciales que par quoi que ce soit d’autre », et ce parce que les prestataires européens « ne sont pas capables de rivaliser avec les nôtres ». L’intervention présidentielle n’ayant pas prouvé son efficacité, les géants américains se sont engagés eux-mêmes, quelques années plus tard, dans la bataille pour mettre en échec deux nouveaux règlements européens (le Digital Services Act et le Digital Market Act) visant à réguler un tant soit peu l’espace numérique de l’Union européenne. Pour tenter d’empêcher coûte que coûte l’aboutissement de ce projet, ils ont mobilisé quelque mille cinq cents lobbyistes de tout acabit – avocats, consultants, think tanks… – et un budget de près de cent millions d’euros par an (record absolu !) pour convaincre la commission, le Conseil, les parlementaires européens et les opinions publiques… des risques que ferait courir l’adoption des deux textes, comme celui de « freiner l’innovation », de « fragiliser des PME » ou – danger suprême – de « favoriser des groupes chinois ».

Les objectifs mondiaux des GAFAM
Pourquoi cet acharnement ? Parce que les GAFAM voient loin. Le directeur général d’Alphabet, propriétaire de Google, Sundar Pichai, dit s’attendre à ce que, dans l’avenir, l’intelligence artificielle « joue un rôle fondamental dans tous les aspects de nos vies ». Si les progrès de cette révolution technologique n’en sont aujourd’hui qu’à leurs débuts, les dirigeants des GAFAM rêvent déjà à voix haute de la « nouvelle ère » que dessine l’avènement de l’ordinateur quantique, cette future génération de supercalculateurs qu’on dit à même de traiter en quelques secondes des travaux demandant plusieurs milliers d’années aux supercalculateurs traditionnels… Voilà qui promet des bras de fer entre grandes puissances à côté desquelles la guerre russo-occidentale en Ukraine nous paraîtra définitivement comme un conflit d’un autre âge. Vladimir Poutine ne pronostiquait-il pas lui-même dans un passé récent, que « celui qui deviendra le leader (dans l’intelligence artificielle) sera le maître du monde » ?

« Forts de leur fabuleuse richesse comme de leur pouvoir actuel et, espèrent-ils, futur, les dirigeants des GAFAM se voient pousser des ailes et affichent, pour certains, ouvertement leurs ambitions géopolitiques. »

Forts de leur fabuleuse richesse comme de leur pouvoir actuel et, espèrent-ils, futur, les dirigeants des GAFAM se voient pousser des ailes et affichent, pour certains, ouvertement leurs ambitions géopolitiques. C’est, par exemple, le cas d’Elon Musk, qui vient à nouveau de s’illustrer avec la très politique acquisition de Twitter, et dont l’empire mériterait amplement de compléter l’acronyme GAFAM. Non content d’avoir, avec Space X, déstabilisé – avec le soutien déterminant de la NASA – l’industrie spatiale européenne en reléguant Arianespace, naguère numéro un mondial incontesté des lanceurs, au rang de brillant second, le milliardaire s’est récemment érigé en stratège sur le conflit ukrainien en organisant, auprès des quelque cent millions d’abonnés de son compte Twitter, un maxi-sondage sur « Son » plan de paix. Plus récemment, les liens financiers supposés du nouveau propriétaire de Twitter avec un prince saoudien, en pleine crise des relations entre Washington et Riad, ont conduit Joe Biden en personne à estimer qu’ils « méritent d’être examinés » pour savoir s’ils représentent une menace pour la sécurité nationale. Si même le pouvoir exécutif de la première puissance du monde – allié de poids des géants de la Silicon Valley – s’estime, sinon menacé dans la gestion de la sécurité nationale, du moins concurrencé dans ses relations internationales, par ce petit groupe d’acteurs privés de son propre pays, on mesure le danger mortel que peut représenter cette nouvelle forme de domination pour la souveraineté de la plupart des États du monde et pour la démocratie dans leur société. Éclairant (pour les États-Unis eux-mêmes) sera, à cet égard, le premier bilan que pourra tirer sous peu l’administration américaine de l’action de la très déterminée présidente de la Federal Trade Commission (l’Agence américaine de régulation de la concurrence) – qualifiée de « tueuse de GAFA » ! – Lina Khan, nommée en 2021 pour tenter de briser le pouvoir monopolistique des géants du numérique. Paradoxalement, la récente dégringolade de la capitalisation boursière cumulée des géants de la tech – près de 2 500 milliards de dollars sur une année ! – illustre elle-même leur force plutôt que leur faiblesse. Car, même malmenés par la conjoncture, et parfois en conflit avec le pouvoir exécutif, ils demeurent un inestimable levier de soft power et de puissance en général pour Washington. Face à cette force de frappe inédite, l’Union européenne, malgré de louables efforts – mais en l’absence d’une politique industrielle digne de ce nom, du fait de son parti pris néolibéral –, peine à s’affirmer, à plus forte raison dans le nouveau contexte international, marqué, à cause de la guerre en Ukraine, par une dépendance accrue à l’égard des États-Unis qui profite aux GAFAM.

Réactions chinoises
Dans un environnement aussi marqué par les rapports de force, nul ne peut être surpris que la bataille pour le leadership mondial qui oppose les États-Unis à la Chine se déroule également dans le cyberespace. Aussi, face aux GAFAM américains se dressent les BATX chinois. S’ils ne sont pas aussi internationaux que leurs concurrents américains, les champions chinois du numérique croissent de façon spectaculaire grâce au volontarisme politique du parti État (qui veille à conserver sa pleine maîtrise du développement de « ses » géants de la tech) et à l’étendue du marché national du numérique, la Chine comptant le plus grand nombre de citoyens connectés au monde et ayant fait du développement de l’intelligence artificielle une priorité nationale. Il n’en faut pas plus pour alimenter l’obsession antichinoise de Washington, quelle que soit l’administration au pouvoir. « Et plus [...] les États-Unis dénoncent le danger que représentent les BATX, plus les Chinois patriotes et consommateurs les défendent, voyant dans les attaques américaines le refus d’accepter la montée en puissance de la Chine », note avec perspicacité Pascal Boniface. Il n’y a rien de plus urgent que de dépasser cette guerre pour l’hégémonie technologique, avant qu’elle n’échappe à ses protagonistes : « Les technologies numériques ont profondément transformé toutes les facettes de nos sociétés, présentant autant de défis que d’opportunités, y compris en matière de paix et de sécurité », convenait, le 24 mai dernier, le Conseil de sécurité des Nations Unies. Puissent les forces de paix s’emparer de cet enjeu de civilisation.

Francis Wurtz est député honoraire PCF au Parlement européen.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023