Cause commune a interrogé Émilien Ruiz, auteur de Trop de fonctionnaires ? Histoire d'une obsession française (XIXe-XXIe siècle), Fayard, 2021.
Entretien avec Émilien Ruiz
CC : Le gouvernement et LR font entendre en ce moment un discours virulent à propos du nombre de fonctionnaires jugé trop important. Chaque citoyen attentif à la parole politique trouve ici l’écho de propos tenus depuis bien des années. Pour autant, au-delà de cette mémoire bornée à un temps relativement court, peut-on considérer que ce discours a des racines plus anciennes ?
Oui, les racines sont d'autant plus anciennes qu’on a, au moins depuis la Révolution française, toujours dénoncé leur nombre. Mais la séquence actuelle est d'autant plus intéressante qu'elle peut faussement donner l’impression de positions différentes entre le gouvernement et LR.
Ces derniers ont repris, dès 2020, les dénonciations de « l’État obèse » (Bruno Retailleau) puis appelé à « rompre avec l’État nounou » (Jean-François Copé et Éric Woerth) pour, enfin, proposer des réductions massives pendant la campagne présidentielle de 2022 (Éric Ciotti et Valérie Pécresse). Sur une ligne proche jusqu'en 2019, le gouvernement a changé de position avec l’arrivée d'Amélie de Montchalin puis de Stanislas Guérini à la fonction publique. Le nombre n'était plus l’enjeu présenté comme central, remplacé par l’efficacité sur le terrain. Ces positions sont toutefois plus proches qu'il n'y paraît.
« Dans un contexte inflationniste, et en gardant en tête que les emplois créés sous l’Occupation étaient les premiers visés, les communistes considéraient les réductions d'effectifs comme une condition nécessaire à l’augmentation des traitements. »
D'abord parce que dénoncer les « fonctionnaires des circulaires » comme Emmanuel Macron en 2017, « l’administration administrante » comme Valérie Pécresse en 2022 ou le « tabou des licenciements » comme Stanislas Guérini en 2024, revient à une même logique. Celle d'une distinction entre des « bons » et des « mauvais » fonctionnaires, dans une vision stéréotypée très ancienne d’agents fainéants et indéboulonnables. On peut faire remonter ces représentations jusqu’au XIXe siècle, avec les employés de Balzac ou les ronds de cuir de Courteline par exemple. Elles parlent facilement à quelqu’un qui se serait trouvé un jour devant un agent public tatillon, désagréable ou peu investi. Les mobiliser politiquement permet d’alimenter les velléités de remise en cause du statut des fonctionnaires. Or, au-delà du nombre, c'est le statut qui, depuis plusieurs années, est la cible des réformes.
Ensuite parce que le refus de désigner les secteurs d'intervention qui pourraient concrètement être visés par des politiques de réduction est un deuxième point commun. Cela renvoie à la crainte du coût politique qu'il y aurait à énoncer clairement une vision perçue comme en contradiction avec un attachement présumé de l’électorat aux services publics. Cela participe d'une dépolitisation des discours sur les politiques budgétaires qui remonte au milieu des années 1990, quand Alain Juppé (RPR) puis Claude Allègre (PS) appelaient à « dégraisser » la fonction publique.
CC : On s'attend à ce que la droite se montre hostile à la fonction publique. Par-delà les images qu'on peut avoir, qu'en fut-il effectivement à quelques moments-clés comme celui du statut de 1946 ou celui des années 1980 ?
L’hostilité de la droite a été fluctuante depuis le XIXe siècle. En l’occurrence, les moments que vous citez ne sont pas ceux des oppositions les plus fortes. Prenons 1946. L’adoption du statut est souvent présentée, d'abord par ses partisans et plus tard par ses opposants, comme une victoire communiste. C'est en partie vrai puisque Maurice Thorez (PCF) et Jacques Pruja (CGT) en furent des chevilles ouvrières essentielles. Mais c'est oublier que la loi finalement adoptée n'est pas exempte de modifications proposées par la CFTC et l’administration (et notamment du directeur de la fonction publique, Roger Grégoire). Son rapporteur, le député MRP Yves Fagon, a d’ailleurs obtenu l’unanimité du vote à l’Assemblée.
« Mobiliser politiquement une vision stéréotypée très ancienne d’agents fainéants et indéboulonnables permet d’alimenter les velléités de remise en cause du statut des fonctionnaires. »
Mais c'est aussi parce « la droite » est une formulation un peu englobante : en pratique, selon les tendance conservatrices ou libérales, le rapport à l’État et à ses agents est différent. Du côté des conservateurs et réactionnaires au XIXe siècle par exemple, l’accusation vise la République, qui aurait peuplé l’administration d’agents à sa solde. En revanche, pour les libéraux républicains, dénoncer le nombre des agents visait surtout l’extension des attributions de l’État. Peu importait l’effectif réel, le problème c'était le principe même de l’intervention publique.
CC : À l’inverse, du côté de la gauche, est-on toujours pour « plus de fonctionnaires » ?
Loin de là ! Pendant longtemps, radicaux-socialistes et socialistes, réformistes comme révolutionnaires, s'entendirent pour dénoncer « le fonctionnarisme ». Dans une sorte de raisonnement symétrique à celui de la droite antirépublicaine, il s'agissait alors principalement de dénoncer le maintien en poste d'agents monarchistes ou bonapartistes. En 1885, le radical-socialiste Charles Beauquier fustigeait ainsi dans la Revue socialiste les « alluvions de parasites » qui s’étaient « superposés » dans l’administration au fil des changements de régimes.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier les fondements antiétatistes du socialisme français. En 1895, Jean Jaurès affirmait, dans la même revue, une position radicale : « que le patron s’appelle État ou Schneider, c’est toujours la même dépendance et la même misère ». C’était la ligne dominante du syndicalisme révolutionnaire de l’époque. Cela explique d'ailleurs l’opposition durable des agents à l’adoption d'un statut qui, jusqu’en 1946 était surtout pensé comme un instrument de mise au pas. Spécialiste de l’histoire du syndicalisme dans la fonction publique, Jeanne Siwek-Pouydesseau a bien montré qu’au tournant des XIXe et XXe siècles, les premiers concernés revendiquaient d’être considérés comme des salariés et de pouvoir adhérer à la CGT. L’ambition commune, c'était le renversement de l’État. C'est au fil du XXe siècle que la gauche s'est, en quelque sorte, convertie à l’État. L’un des premiers signes est l’évolution des positions de Jaurès qui, dans L’Armée nouvelle (1911), en fit un instrument du changement social.
« Le nombre n'est plus l’enjeu présenté comme central, remplacé par l’efficacité sur le terrain. Ces positions sont toutefois plus proches qu'il n'y paraît. »
Les seules affirmations vraiment explicites d'un « pas assez de fonctionnaires » me semblent dater des années 1970-1980, entre le programme commun et l’alternance de 1981. La gauche s'est ensuite progressivement désinvestie de ces enjeux et, pour partie, convertie à l’impératif de maîtrise des dépenses et de stabilisation des effectifs (comme l’a bien montré la séquence 2012-2017). Depuis 2022 la donne semble changer, comme en témoigne une tribune publiée en avril par Clémentine Autin dans le NouvelObs, justement titrée « Il n'y a pas assez de fonctionnaires ! ».
CC : Pour quelles raisons de fond, à gauche, peut-on considérer à tel ou tel moment de l’histoire, qu'il y a « trop de fonctionnaires » ?
Puisque nous échangeons pour Cause Commune, prenons l’exemple du Parti communiste après 1945. Que ce soit Maurice Thorez au gouvernement, ou Jacques Duclos au Parlement, ils ont soutenu sans réserve et appelé de leurs vœux toutes les compressions des effectifs menées jusqu’en 1948. C’est d’abord lié à l’épuration administrative : les premiers visés par ces politiques étaient les recrutés sous Vichy. Cela s’explique ensuite par les politiques de rémunération. Cette période ouvre une séquence de soutien presque constant du pouvoir d'achat des fonctionnaires jusqu’à la fin des années 1970. Or, dans un contexte inflationniste, et en gardant en tête que les emplois créés sous l’Occupation étaient les premiers visés, les communistes considéraient les réductions d'effectifs comme une condition nécessaire à l’augmentation des traitements.
CC : Autant qu'on puisse le mesurer, quel écho dans le pays a cette idée d'un excès du nombre de fonctionnaires ?
Je reste circonspect face aux sondages qui, comme le soulignait Pierre Bourdieu, consistent « à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas posées ». Pour ce qui concerne les fonctionnaires, mais j'imagine que tout spécialiste pensera de même sur ses objets, mes réserves sont aussi liées au fait que l’on ne sait jamais ce que les répondants mettent derrière ce terme. Les bureaucrates tatillons assis derrière un bureau ? Les titulaires du statut, dans l’État comme dans la territoriale et l’hospitalière ? Tous sauf les enseignants ? les soignants ? les policiers ? etc.
Cela étant, il se trouve qu'un sondage réalisé par OpinionWay pour le CEVIPOF pose la question de la réduction du nombre des fonctionnaires depuis plusieurs années, ce qui permet d’observer des évolutions. En 2015, les répondants y étaient très majoritairement favorables : entre de 53,5 et 58,5 % (marges d'erreur comprises). En 2024, ils ne sont plus que 40,3 à 43,7 %.
Je ne suis pas certain que l’on puisse en tirer de grandes conclusions. Mais cette chute explique peut-être les positions de ceux qui prennent au sérieux ces sondages. Voilà peut-être une des explications à la disparition des appels explicites à réduire les effectifs par le gouvernement et sa majorité relative ?
Émilien Ruiz est historien. Il est professeur assistant en histoire contemporaine à Sciences Po.
Propos recueillis par Guillaume Roubaud-Quashie.
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024