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Marx ne s'oriente ni vers une « secondarité » des rapports entre les sexes, ni vers la constitution d'une classe sociale des femmes.

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Dans L’Idéologie allemande, Marx semble s’orienter vers l’idée selon laquelle les femmes constitueraient une classe à part. Procédant dans cet ouvrage à une histoire de la formation des classes sociales, Marx pose que les classes sociales naissent de la division du travail et de la propriété privée. Posant l’origine de la division du travail dans la division sexuelle du travail et posant la famille comme la toute première forme de propriété privée, tout laisse penser que les femmes seraient une classe à part. Cette idée semble se confirmer chez Engels lorsque ce dernier établit une analogie entre le rapport de l’ouvrier à son patron et le rapport d’une femme à son mari dans L’Origine de la famille de la propriété privée et de l’État.

« Le propre du capital est de tirer profit de divisions naturelles-historiques pour en faire des catégories économiques. »

Pourtant dans le livre I du Capital où Marx fait un usage massif des données concernant les femmes, ce dernier ne les envisage jamais comme une classe sociale. Comment, dans ces conditions, comprendre la place que Marx accorde aux femmes dans son analyse ? Faut-il considérer que les rapports entre les sexes deviennent secondaires par rapport à la classe sociale dans le livre I du Capital contrairement à la place qui était la leur dans L’Idéologie allemande ?

Une classe sociale des femmes ?
Dans L’Idéologie allemande, Marx pose en effet l’origine de la division du travail dans la division sexuelle du travail. Les femmes et les enfants sont même envisagés comme des « esclaves », comme des « forces de travail », dit-il. La division du travail avec la propriété privée étant au fondement des classes sociales, nous pourrions alors, d’après ce passage, penser en effet que les femmes relèvent d’une classe sociale. Or il n’en est rien. En effet, dans L’Idéologie allemande, Marx procède à une genèse de la formation des classes sociales. Pour l’expliquer, il s’intéresse à la division du travail. Mais pour que la division du travail soit effectivement au fondement des classes sociales, il faut, dans la conception de Marx toujours, qu’elle suive encore quelques étapes. La division sexuelle du travail est le moment originaire de la division du travail. Mais avant d’être au fondement des classes sociales, cette dernière doit encore se développer pour passer par deux autres étapes : la division du travail entre le travail matériel et le travail intellectuel et la séparation entre la ville et la campagne. Ce n’est que lorsque la division du travail s’est développée jusqu’à parvenir à la séparation de la ville et de la campagne que l’on peut considérer que nous avons deux classes sociales aux intérêts opposés : d’un côté la ville, de l’autre le monde rural. S’il y a donc bien division sexuelle du travail, cette dernière n’est pas suffisamment développée pour que l’on puisse parler de classe sociale des femmes.

« Les femmes deviennent pour le capital une catégorie économique, une catégorie spécifique de salariés. »

Cela conduit-il Marx à penser la division sexuelle du travail comme secondaire par rapport au prolétariat ? Là encore il n’en est rien. Pour répondre à cette question, il faut se tourner vers le livre I du Capital. Dans cet ouvrage, la documentation de Marx s’est prodigieusement enrichie et le traitement des données concernant les femmes au foyer comme à l’usine a pris un caractère systématique. Les femmes ne sont ni plus ni moins qu’une catégorie du salariat. Au moment de la rédaction du Capital, Marx est le témoin attentif d’une entrée massive des femmes sur le marché du travail après l’arrivée de la grande industrie. Pour lui, les femmes sont déjà des salariées, elles sont partie prenante du prolétariat. Les rapports entre les sexes ne sont ni secondaires ni ne l’emportent sur d’autres rapports. Les rapports entre les sexes sont pleinement intégrés dans le cadre d’une analyse de la classe ouvrière dans son ensemble. Seulement, la classe ouvrière, la masse des travailleurs et des travailleuses ne forment pas d’emblée un tout uni ou bien un tout qui s’unifierait de façon mécanique. Au contraire, ce tout est divisé par des catégories comme les catégories de sexe et d’âge. Le propre du capital est de tirer profit de divisions naturelles-historiques pour en faire des catégories économiques. Les femmes, selon la division entre les sexes, deviennent pour le capital une catégorie économique, une catégorie spécifique de salariés. De même, si nous prenons le problème du point de vue de la division naturelle-historique des âges, les enfants deviennent également, sous le joug du capital au XIXe siècle, une catégorie économique, une catégorie spécifique de salariés. C’est à partir de ce schéma que démarre l’analyse de Marx et c’est le tableau de la trajectoire contradictoire de ces différentes catégories de salariés divisés entre eux et elles qu’il nous dresse.

« Avec l'entrée massive des femmes sur le marché du travail, c'est la division sexuelle du travail au sein du foyer domestique qui s'en trouve pour partie bouleversée. »

Dans le livre I du Capital, le travailleur concret, réel, a toujours et de façon systématique un sexe et un âge (Marx ajoute également la qualification car elle joue un rôle dans la division catégorielle des salariés). Ces catégories présentent des constantes dans le domaine empirique relativement aux individus qu’elles subsument. Par exemple, le salaire des catégories de travailleurs qui relèvent du sexe féminin et de l’âge adulte est en moyenne de moitié inférieur au salaire des travailleurs adultes de sexe masculin. De même, les individus subsumés sous une catégorie peuvent présenter des constantes qui transcendent la classe sociale comme par exemple la loi du code civil Napoléon qui soumet l’ensemble des femmes mariées (qu’elles soient ouvrières ou bourgeoises) à l’autorité de leur mari. Il n’en demeure pas moins que les femmes, ici les femmes de la classe ouvrière qui sont les seules dans le livre I du Capital à être l’objet de l’analyse de Marx, relèvent bien de la classe ouvrière dans son ensemble.

Contradiction entre propriété privée familiale et propriété privée capitaliste 
La particularité de la catégorie des salariés adultes de sexe féminin est qu’elle se trouve au cœur de la contradiction entre deux types de propriété privée. Cette contradiction explique toute la difficulté à surmonter les conflits entre les mouvements socialistes et communistes d’une part et les mouvements féministes d’autre part. En caricaturant volontairement le propos, nous pourrions dire que les premiers se feraient une spécialité du travail salarié, les secondes une spécialité des questions relatives au travail domestique.
Or, chez Marx, nous ne trouvons rien de cette séparation radicale entre le foyer et l’usine. Son analyse ne conduit pas à séparer la vie au foyer et la vie à l’usine pour ce qui est de la catégorie des femmes adultes. Ces dernières sont, au contraire, saisies dans ce va-et-vient, dans cette trajectoire contradictoire entre le foyer et l’usine, en tenant compte des effets que cela produit sur les différents membres de la famille mais également des effets que cela produit sur le salariat. La catégorie des femmes prolétaires relève d’abord d’un tout qu’est la famille ouvrière. Au sein de ce tout qu’est la famille ouvrière, les femmes subissent la division sexuelle du travail, tout comme les enfants subissent une division générationnelle du travail. Chaque composante individuelle de ce tout qu’est la famille est envisagée de façon dialectique dans sa trajectoire entre le foyer et l’usine, trajectoire à laquelle se mêlent bien sûr les luttes ouvrières. C’est ainsi que se dessine une violente contradiction entre deux types de propriété privée : la famille et l’usine. Si les relations qui caractérisent la famille gardent encore un caractère féodal, il n’en demeure pas moins que pour Marx l’arrivée du capitalisme touche de plein fouet cette base économique qu’est la famille. Avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, c’est la division sexuelle du travail au sein du foyer domestique qui s’en trouve pour partie bouleversée. Dans ce cadre, Marx ne détache pas l’histoire du développement de la division sexuelle du travail au sein de la famille d’un côté (développement accéléré par l’arrivée du mode de production capitaliste) de l’histoire du développement de la division du travail au sein du marché du travail de l’autre. Dans le livre I du Capital, Marx tient les deux bouts des rapports contradictoires entre ces deux types de propriété privée et de division du travail. Il tient les deux bouts de ces institutions sociales que sont la famille et l’usine parce que ce qui se passe du côté de la division du travail à l’usine a des conséquences sur la division sexuelle du travail au sein du foyer. Les conséquences sur la division sexuelle du travail au sein du foyer peuvent à leur tour se transformer en luttes ouvrières pour interdire par exemple le travail de nuit des catégories de salariés que sont les femmes adultes. Il est impossible ici de revenir sur toutes les conséquences pour la famille et le salariat impliquées par l’entrée massive des femmes (avec les enfants et adolescents des deux sexes) dans le marché du travail après l’arrivée de la grande industrie. Néanmoins, nous pouvons voir que la question des rapports entre les sexes ne relève ni d’une question secondaire ni d’une question prioritaire mais d’un important problème d’une part de division catégorielle au sein même de la classe ouvrière et d’autre part d’un rapport contradictoire entre deux types de propriété privée que sont la famille et l’usine.

Pour conclure : que faire ? Articuler divisions catégorielles et politique de classe
D’un point de vue théorique nous avons vu que si les femmes ne sont pas une classe sociale pour Marx mais une catégorie de salariés, leur intérêt de classe est bien l’intérêt de la classe ouvrière. Mais nous avons vu qu’avant de viser leur intérêt de classe, les salariés sont soumis à des divisions catégorielles qui rendent secondaire leur intérêt en tant que classe.
C’est pourquoi l’enjeu théorique et social d’une politique de classe réside dans la prise au sérieux de ces divisions catégorielles et dans la faculté à trouver les moyens qui permettent de les surmonter (la mise en place du régime général de la Sécurité sociale a permis, par exemple, de surmonter la division entre la catégorie des actifs occupés et la catégorie de ceux qu’on appelle les actifs inoccupés, c’est-à-dire les chômeurs). Autrement dit, il n’est pas possible de renvoyer les divisions catégorielles à des problèmes secondaires, il s’agit au contraire de les reconnaître pleinement et de les prendre à bras-le-corps. Une politique de classe qui ne travaille pas avec et contre les divisions catégorielles en pensant pouvoir passer au-dessus nous semble vouée à l’échec. Seulement, pour mener une politique de classe, autrement dit pour articuler l’intérêt de la catégorie à l’intérêt de la classe elle-même, il faut des organisations que sont les partis et les syndicats. l

Saliha Boussedra est doctorante en philosophie à l'université de Strasbourg.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018