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Édith Boulanger est rédactrice en chef de Planète paix, revue éditée par le Mouvement de la paix, première organisation pacifiste de France. Militante engagée depuis plus de quarante ans, elle revient sur les liens entre féminisme, femmes et guerre.

Entretien…

CC : Pouvez-vous nous rappeler l’origine du Mouvement de la paix ?

Notre association est née après la Seconde Guerre mondiale par la volonté d’anciens résistants, antinazis, voulant s’unir pour prévenir d'autres guerres. Notre association a connu différentes appellations, mais on peut considérer qu’elle naît le 22 février 1948 à l’appel d’Yves Farge, ancien journaliste et résistant. En effet, trois ans après la guerre, les menaces s’accumulent à nouveau contre la paix et elles conduisent à organiser, en novembre 1948, les “assises nationales du peuple français” qui réunissent douze mille participants. En février 1949, la Fédération démocratique internationale des femmes, animée par la physicienne française Eugénie Cotton, et soixante-quinze personnalités mondiales lancent un appel en vue de convoquer, au mois d’avril, un congrès mondial des partisans de la paix. En France, les combattants de la paix et de la liberté participent activement à la préparation de ce congrès. Il s’ouvre le 20 avril 1949, avec deux mille délégués, venus de soixante-douze pays et adopte à l’unanimité un manifeste intitulé « La bataille de la paix ».

« Les pourparlers de paix se font souvent sans la présence des femmes, malgré la résolution 1325 du conseil de sécurité sur la problématique “Les femmes et la paix” »

Du 14 au 19 mars 1950, le comité du Congrès mondial des partisans de la paix se réunit à Stockholm. Sous l'impulsion de son président, le physicien français  Frédéric Joliot-Curie, une pétition contre l'arme nucléaire, qu'on appellera l'appel de Stockholm, est lancée. Quatorze millions de Français signent le texte. La campagne pour l’appel de Stockholm permet de constituer à travers tout le pays un réseau de comités de paix auxquels participent de nombreux citoyens. L’appel de Stockholm constitue le véritable « acte de naissance » du Mouvement de la paix qui a pour but, selon ses statuts, (article 4) « dans l’esprit de la charte des Nations unies, d’associer en France tous ceux qui souhaitent participer à la construction de la paix et de la sécurité nationale et internationale ».

CC : En quoi la « culture de paix » rejoint-elle les préoccupations féministes ?

Depuis 1999, date de la résolution 53/243 votée à l’ONU et intitulée « déclaration et programme d’action sur une culture de la paix », le Mouvement de la paix promeut les huit domaines d’action de la culture de la paix. Le quatrième concerne l’égalité entre les femmes et les hommes. Égalité assurée « par la pleine participation des femmes dans la prise de décision économique, sociale et politique, par l’élimination de toutes les formes de discrimination et de violence contre les femmes, par l’appui et l’aide aux femmes qui se retrouvent dans le besoin ». Une préoccupation qui ne date pas de 1999 car de nombreuses femmes ont lutté dans les différents domaines de la paix. On peut évoquer le nom de Bertha Bertha von Suttner, première lauréate du Prix Nobel de la paix en 1905. Des exemples plus récents montrent l’engagement pluriel des femmes, car la paix est bien plus que l’absence de guerre. On peut citer les combats de l'avocate Gisèle Halimi, de Ghada Hatem-Gantzer, gynécologue franco-libanaise, fondatrice de la maison des femmes à Saint-Denis, de Valérie Masson-Delmotte paléoclimatologue, de Taslima Nasreen, écrivaine et gynécologue bangladaise, de Coco, dessinatrice de presse française, de Setsuko Thurlow, hibakusha (survivante d'Hiroshima), militante de l'ICAN qui a reçu le prix Nobel de la Paix en 2017, de Tran To NGa, Franco-Vietnamienne luttant contre l’agent orange, défoliant utilisé par l'armée étatsunienne lors de la guerre du Vietnam…

« L’appel de Stockholm constitue le véritable “acte de naissance” du Mouvement de la paix qui a pour but, “dans l’esprit de la charte des Nations unies, d’associer en France tous ceux qui souhaitent participer à la construction de la paix et de la sécurité nationale et internationale”.  »

En 2024, les inégalités persistent malgré des avancées, comme le droit de vote des femmes ou encore le droit à l’IVG inscrit dans la Constitution française en 2024. Un constat demeure, dénoncé par l'ONU : un manque alarmant de financement avec un déficit annuel vertigineux de 360 milliards de dollars US pour les dépenses consacrées aux mesures en faveur de l’égalité des sexes. La construction de la paix, c’est aussi bien l’affaire des femmes que des hommes, avec l’éducation, dès le plus jeune âge, la lutte contre les inégalités de salaire ou de pouvoir. C’est aussi l’investissement dans les structures publiques, la lutte contre les mutilations génitales des femmes et contre le viol comme arme de guerre. 

CC : La lauréate du prix Nobel de la Paix en 2011, la Libérienne Leymah Gbowee, a organisé une grève du sexe en 2003 pour que la parole des femmes soit écoutée lors du processus de paix au Nigéria. Ce type d’action a-t-il été mené dans d’autres pays ? D’une manière générale, quel rôle spécifique les femmes peuvent-elles jouer dans les processus de paix ?

La grève du sexe organisée par Leymah Gbowee et qui a participé à la fin de quatorze ans de guerre au Nigéria a-t-elle été inspirée par celle des femmes décrite dans la comédie d’Aristophane Lysistrata, grève qui avait pour but de mettre fin à la guerre du Péloponnèse (431 à 404 avant J.-C.) ? Dans une période récente, on observe des manifestations de femmes dénudées en Afrique, comme en 2000 au Kenya, avec le Mouvement des grand-mères du coin pour la paix, ce qui a perturbé les forces de sécurité. Les pourparlers de paix se font souvent sans la présence des femmes, malgré la résolution 1325 du conseil de sécurité sur la problématique « Les femmes et la paix ». En 2000, l’ONU demande que « les femmes soient plus représentées à tous les niveaux de prise de décision dans les institutions et mécanismes nationaux, régionaux et internationaux pour la prévention, la gestion et le règlement des différends ». Mais la parité au plan politique est loin d’être acquise dans le monde en ce qui concerne sa sécurité.
A la question : les femmes sont-elles plus opposées à la guerre que les hommes, la réponse spontanée est affirmative. Il faut reconnaître qu’il y a plus d’associations de femmes que d’associations d’hommes contre la guerre, depuis la Women International League for Peace and Freedom (WILPF), Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, créée en 1915 par des femmes de douze pays, le mouvement Women Wage Peace réunissant des femmes juives, musulmanes ou athées pour la paix en Israël et Palestine, les Mères de la place de Mai en Argentine... Mais l'élection d'une femme ne garantit pas la paix. La plupart des dirigeantes sont autant va-t’en guerre que leurs homologues masculins : Mme von der Leyen, actuelle présidente de la commission européenne, a été ministre des Armées en Allemagne et elle a failli devenir secrétaire générale de l’OTAN.  Et la féminisation des armées - qui stagne en France - permet-elle un meilleur règlement des conflits ? Après tout, le Service national universel (SNU) est prévu en France pour les garçons et les filles de 16 ans, avec comme corollaire l’instauration d’un esprit militariste et guerrier. Le problème est surtout que l’engagement d’une majorité de femmes pour la paix est souvent invisibilisée, passé sous silence. Et c’est cette majorité qui peut faire avancer les processus de paix.

CC : Comme on peut le voir en Palestine ou en Ukraine, les médias ont une grande influence sur la perception des conflits et leur déroulement. Quelle place tiennent les femmes dans la propagande de paix ?

Le rôle du Mouvement de la paix et de Planète paix est de susciter les débats, les réflexions sur toutes les guerres. Toute pacifiste est concernée par les cinquante-six conflits répertoriés par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SPIRI), tout spécialement par les guerres qui font rage en Palestine, en Ukraine mais aussi en République démocratique du Congo, au Soudan, en Syrie, au Yémen... Le vrai choix de la paix, c’est de sortir de l’incantation en passant par la compréhension de la complexité des racines et des finalités des différentes guerres (militaire, sociale, économique, de genre...). La lutte contre la propagande guerrière passe par l’éducation, le droit de savoir, donc non seulement par un service public d’enseignement de qualité ouvert aux garçons et aux filles mais aussi par la liberté de la presse et des différents médias.

« La lutte contre la propagande guerrière passe par l’éducation, le droit de savoir, donc non seulement par un service public d’enseignement de qualité ouvert aux garçons et aux filles mais aussi par la liberté de la presse et des différents médias. »

Dans de nombreux pays, les femmes s’organisent en associations pour survivre. Avant le 7 octobre, les Palestiniennes organisaient dans des conditions déjà extrêmement difficiles, des ateliers d’artisanat et le maintien des écoles. En Afrique, des femmes s’engagent pour la défense de l’environnement. Parmi elles, Wangari Maathai, prix Nobel de la Paix, qui s'est engagée contre la déforestation de son pays, le Kenya. En Ukraine, un nombre croissant de mères et de. grand-mères s’opposent à la mobilisation de leurs fils ou petits-fils. Il est urgent de montrer que les pacifistes sont les plus nombreuses et de se saisir de toutes les opportunités pour les rendre visibles. C’est pour cette raison que le Mouvement de la paix a réalisé l’agenda 2021 « Agir pour la paix… au féminin pluriel », afin de présenter des femmes, connues ou anonymes, qui œuvrent pour la paix dans des domaines variés.

CC : Vous êtes rédactrice en chef du journal Planète paix. Quels sont les enjeux d’un journal pacifiste aujourd’hui ?  En quoi peut-il nourrir les réflexions sur le féminisme ? 

Si les inégalités de droit entre les femmes et les hommes augmentent, la paix régresse ! Notre revue est un des seuls journaux indépendants abordant tout ce qui concerne la paix. Pour aller vers un processus de paix que la majorité souhaite ardemment, ne faut-il pas que la presse soit plurielle et indépendante ? Les réflexions sur le féminisme font partie de ce processus. Ces questions sont toujours pertinentes à l’heure où le patriarcat sévit encore dans le monde et à l’heure du questionnement sur la notion même de sexe et de genre. Cette question du genre se pose avec plus d’acuité chez les jeunes, plus de cinquante ans après la création du Mouvement de libération des femmes (MLF) par Antoinette Fouque en 1968, année de la « libération de la parole et du corps des femmes ».

Édith Boulanger est membre de la direction nationale du Mouvement de la paix, rédactrice en chef de la revue Planète paix.

Propos recueillis par Maëva Durand.

Cause commune 40 • septembre/octobre 2024