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Comment le « shérif réticent » est devenu un « justicier solitaire »

À la fin de la guerre froide, dans le sillage de la brutale guerre menée contre l’Irak par une coalition rassemblée sous l’égide des États-Unis, le président George H.W. Bush se fait le chantre du discours du « nouvel ordre mondial ». Dans celui-ci, il célèbre le rôle de l’Organisation des Nations unies (ONU), dont le conseil de sécurité va autoriser les opérations qui ont pour but de chasser les troupes de Saddam Hussein du Koweït, en matière de sécurité internationale. Ce discours nourrit alors l’espoir que la puissance états-unienne va œuvrer à l’édification d’un monde plus stable dans lequel les institutions et les normes multilatérales joueront un rôle primordial. Les États-Unis se perçoivent alors comme un « empire bénéfique » (benevolent empire) ou comme un « shérif réticent » (reluctant sherriff ), ne désirant nullement s’imposer ou nuire par intérêt égoïste. Force est cependant de constater qu’avec le temps l’image du « shérif réticent » s’est rapidement transformée. Et, aujourd’hui, la politique de sécurité des États-Unis ressemble davantage à celle d’un « justicier solitaire ».

« Tout au long des années 1990, les États-Unis, avec l’aide de la Grande-Bretagne, instrumentalisent le Conseil de sécurité à des fins stratégiques classiques. »

Déploiement des troupes états-uniennes entre 1991 et 2001
Après la fin de la guerre menée contre l’Irak en 1991, les troupes états-uniennes se trouvent déployées en Somalie, en Haïti et en ex-Yougoslavie dans le cadre de missions onusiennes. L’opération en Somalie se solde par une débâcle militaire spectaculaire et la mort de plusieurs militaires états-uniens en 1993 – cet épisode sera mis en scène dans la « culture populaire » par un film qui n’expose quasiment que le point de vue des militaires états-uniens : La Chute du faucon noir (2001). Après cette débâcle, les États-Unis vont hésiter à intervenir à l’étranger. Les tensions politiques en Haïti faisant craindre l’arrivée de réfugiés sur le sol des États-Unis, l’administration Clinton se résout tout de même à déployer des troupes sur l’île. Les soldats états-uniens débarquent donc avec un mandat de l’ONU et tentent de remettre de l’ordre en Haïti en 1994. Les populations locales leur reprocheront cependant de soutenir de fait ceux qui sont responsables du coup d’État qui a fait chuter le régime du président Jean-Bertrand Aristide – les réfugiés, quant à eux, sont temporairement dirigés vers Guantánamo. Enfin, les forces armées des États-Unis arrivent en soutien des troupes européennes déployées, avec mandat de l’ONU, en ex-Yougoslavie. En 1995, elles participent à des bombardements aériens coordonnés par l’OTAN qui visent des milices serbes. Les États-Unis, pour reprendre une image largement diffusée, viennent à la rescousse d’une Europe incapable d’agir avec force. C’est dans le sillage de ces interventions qu’émerge donc l’idée selon laquelle les États-Unis seraient un « shérif réticent », peu motivé à risquer la vie de ses militaires dans des États du Sud mais suffisamment responsable pour intervenir lorsque nécessaire.

« La période de “guerre au terrorisme” qui s’ouvre à partir de 2001 est marquée par une grande “créativité” normative. »

À partir de la seconde moitié des années 1990, un glissement se fait jour. En août 1998, les ambassades des États-Unis de Nairobi (Kenya) et Dar es Salam (Tanzanie) sont attaquées par Al Qaeda. En représailles, l’administration Clinton décide de tirer des missiles Tomahawk sur l’Afghanistan et le Soudan où se trouvent, selon les membres de cette administration, des installations du groupe terroriste. Les États-Unis justifient cet acte en affirmant qu’ils se défendent, ce qu’autorise la charte des Nations-Unies. L’attaque sur le Soudan généra cependant une controverse. La cible présentée par Washington comme une fabrique de gaz toxiques était en fait une usine de médicaments. En décembre 1998, prétextant que l’Irak ne se plie pas aux obligations en matière de désarmement, qui lui ont été imposées après 1991, Washington et Londres décident de mener une campagne aérienne punitive. Cette opération rend en fait compte de l’insatisfaction des résultats de la guerre menée par les États-Unis et leurs alliés en 1991. L’administration de George H.W. Bush avait hésité à faire avancer les troupes jusqu’à Bagdad afin de faire tomber le régime de Saddam Hussein. Elle nourrissait certainement l’espoir que le dictateur, affaibli par la défaite militaire, soit renversé rapidement. Saddam Hussein parvenant à rester au pouvoir, les États-Unis vont chercher pendant des années à lui nuire. Le soutien humanitaire et militaire accordé aux Kurdes y contribue par exemple. Le régime de sanctions économiques destiné à désarmer l’Irak, et mis en place avec l’aval du conseil de sécurité, doit aussi participer à l’affaiblissement du régime – dans les faits, il frappe surtout les populations. Pour le dire autrement, tout au long des années 1990, les États-Unis, avec l’aide de la Grande-Bretagne, instrumentalisent le conseil de sécurité à des fins stratégiques classiques.

« Les individus capturés par les forces armées et les services de renseignement des États-Unis se voient affublés du statut de “combattant illégal” et non de celui de “prisonnier de guerre”. Autrement dit, selon les jurisconsultes états-uniens, les conventions de Genève peuvent ne pas s’appliquer à ces personnes. »

Un pas supplémentaire est franchi en 1999 lorsque les États-Unis font le choix de l’intervention armée, avec l’assistance de leurs alliés atlantiques, contre la Serbie. Des troubles ont éclaté entre les communautés serbe et albanaise au Kosovo. Les États-Unis, ainsi que leurs alliés, décident de venir en aide à cette dernière. Cette fois-ci, cependant, ils décident de se passer d’une autorisation du conseil de sécurité. Pressentant le blocage au sein de celui-ci par la Russie et la Chine, l’OTAN bombarde les forces serbes et la Serbie pendant soixante-dix-huit jours sans disposer d’une résolution onusienne qui l’y autorise. L’OTAN se justifie en soulignant qu’il y a urgence humanitaire, les populations albanophones étant menacées d’épuration ethnique. Aujourd’hui, des analystes se demandent jusqu’à quel point l’exode de ces populations ne résulte pas du pourrissement de la situation découlant de l’action armée de l’OTAN.

La période de guerre au terrorisme 
Suite aux attentats de septembre 2001, Washington intervient en Afghanistan pour se protéger d’Al Qaeda. Les États-Unis s’engagent avec le soutien du conseil de sécurité. Après plus de dix-huit années de guerre, certains chercheurs pensent néanmoins que les États-Unis auraient alors peut-être mieux fait de davantage négocier avec les talibans la reddition de Ben Laden et de ses acolytes. Enfin, en 2003, les États-Unis semblent vouloir pleinement assumer leur statut de « justicier solitaire » lorsqu’ils interviennent « préventivement », et sans résolution du conseil de sécurité, contre l’Irak. Ils évoquent, une fois encore, la nécessité de désarmer l’Irak – qui ne dispose pourtant pas d’armes dites « de destruction massive ». Depuis, certaines actions ponctuellement menées par les forces armées des États-Unis – telles que des attaques de drones notamment au Pakistan, l’opération de 2011 à Abbottabad contre Ben Laden, le premier raid commando au Yémen au début du mandat de Donald Trump (janvier 2017), les bombardements aériens et le tir, en 2017 également, de cinquante-neuf missiles Tomahawk sur la Syrie ou plus récemment, l’élimination de Qassem Soleimani en Irak – soulèvent autant de questions quant à leurs fondements juridiques et donnent aussi à penser que le shérif est devenu un justicier.

« La politique de sécurité des États-Unis menée depuis la fin de la guerre froide ne doit cependant pas faire oublier que les États européens ont également des responsabilités en matière de sécurité internationale.»

On notera que la période de « guerre au terrorisme » qui s’ouvre à partir de 2001 est par ailleurs marquée par une grande « créativité » normative. Les individus capturés par les forces armées et les services de renseignement des États-Unis se voient affublés du statut de « combattant illégal» et non de celui de « prisonnier de guerre ». Autrement dit, selon les jurisconsultes états-uniens, les conventions de Genève peuvent ne pas s’appliquer à ces personnes. L’usage des « techniques améliorées d’interrogation » sur ces prisonniers constitue aussi une remise en question des normes internationales qui portent sur la prohibition de la torture. Quant au recours aux drones armés, il affaiblit les normes internationales qui interdisent la pratique des assassinats politiques.
Cette courte analyse, on l’aura saisi, critique la politique de sécurité des États-Unis menée depuis la fin de la guerre froide. Elle ne doit cependant pas faire oublier que les États européens ont également des responsabilités en matière de sécurité internationale. Lorsque ces États soutiennent les États-Unis dans des projets douteux, lorsqu’ils interprètent de manière très extensive une résolution de l’ONU afin de pouvoir décapiter le régime de Kadhafi en Libye en 2011 ou encore lorsqu’ils livrent à qui mieux mieux des armes à l’Arabie saoudite (alors qu’ils sont signataires du traité sur le commerce des armes), ils ne contribuent pas davantage que les États-Unis à la stabilité mondiale.

Christophe Wasinski est docteur en sciences politiques. Il enseigne à l’université libre de Bruxelles.