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« Les eaux de la Moldau roulent même les pierres / Au travers des ruines passe l’avenir / Prague a vu trois empereurs et les trois sont sous terre / Et si la nuit est longue, c’est que le jour est là » (Bertolt Brecht). 

 

Octobre et nous ? La question s’est posée à tous et partout au cours du XXe siècle. Dès le début, la réponse dépendait du « nous » qui s’interrogeait ou feignait de le faire. Octobre : rêve, espoir, victoire ou repoussoir, putsch, violence ? Nous : dominants/dominés, coloniaux/colonisés, classes, États, intellectuels et artistes, peuples, partis ? Peu de té­moins impartiaux ou d’historiens sereins : des thuriféraires ou des détracteurs. Preuve du caractère totalement inédit de l’événement : une révolution affichant l’am­bition de mettre à mal ce qui paraissait le plus immuable, le plus solide et le plus sacré depuis des millénaires dans la société des humains (« la famille, la pro­­priété privée et l’État » pour paraphraser Engels) ; la volon­té d’établir une modernité nouvelle brisant le carcan des règles imposées par la domination de la société de classe la plus récemment établie (le capitalisme) ; la recherche obstinée d’une « contagion révolutionnaire » et l’énergie d’un message à portée universelle (Lénine ne tarda pas à ajouter « peuples opprimés » au mot d’ordre de Marx « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ») ; et – on l’attendait depuis si longtemps ! – une révolution populaire (ouvriers-paysans-soldats) enfin victorieuse (Lénine sortit danser sur la place Rouge lorsque le nouveau pouvoir dépassa la durée de la Commune de Paris) et un nom qui en résumait l’intensité et l’objectif : le communisme.


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Le court XXe siècle
On comprend alors que le grand historien Eric J. Hobsbawm n’hésite pas à ouvrir « le court XXe siècle » avec la Première Guerre mondiale (d’où Octobre sortit) et qu’il le ferme avec la chute de l’URSS en 1991 (quand l’État se réclamant de « la grande lueur née à l’est », depuis longtemps éteinte et pervertie, s’affaissa). Pour s’en tenir à la France, on voit bien qu’une bonne partie de l’histoire du PCF tient dans l’adhésion enthousiaste qu’il donna à Octobre, puis dans l’explication de plus en plus ombrageuse qu’il dut entretenir avec l’URSS. Tout commença dans la grille de lecture de la Révolution française : le tsarisme était « l’Ancien Régime », et les hommes de 1917 parlaient « jacobin » avant de parler « bolchevik », ils chantaient La Marseillaise ouvrière (et pas encore L’Internationale qui ne s’imposa qu’après). Mais la crainte (Staline n’était-il pas un nouveau Bonaparte ?) ne s’exprima que bien plus tard, avant la tentative d’une prise de distance : l’essai passager d’un « eurocommunisme », une critique du « modèle soviétique », une mutation manquée, l’invention d’un nouveau communisme, tandis que son influence ne cessait de décliner.

« Quant à la “mondialisation”, elle fait vivre certes des réalités nouvelles, main’exprime-t-elle pas en son fond cette pulsion de toujours du capitalisme depuis qu’il existe et qui consiste à rattraper par la géographie ce qu’il a perdu par l’histoire ? »


La fin du monde soviétique n’a pas rendu le capitalisme meilleur
Dès lors l’affaire est-elle classée, surtout pour nous qui savons désormais que l’URSS (qui se réclamait d’Octobre) a disparu depuis bientôt trente ans ? Ou bien au contraire y a-t-il un sens à se réclamer d’Octobre dans un monde sans l’URSS ? C’est ce second choix qui est celui du courage et de la volonté. Car, bien entendu, la fin du monde soviétique n’a pas rendu le capitalisme meilleur. Elle en a bien plutôt libéré la sauvagerie native. Désormais seul en piste, il se proclame l’unique mode possible d’organisation des sociétés et lève bien haut le drapeau de la modernité avec son « grand récit » de la mondialisation. Au point qu’il ne faudrait plus l’appeler par son nom, mais dire benoîtement « les lois de l’économie moderne », la « loi du marché », celle de la « concurrence internationale » et qu’il serait devenu « naturel comme la marée » (Alain Minc). Nouveauté vraiment que ce « néolibéralisme » comme on dit souvent bien à tort ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un retour au libéralisme des origines quand, au XVIIIe siècle, il présidait à l’installation du capitalisme manufacturier et industriel en inventant l’économie politique ? Plutôt qu’à un « néo », ne pense-t-on pas à l’« archéo » d’une formule comme celle de Voltaire (« L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand, est nourri par lui et le gouverne ») quand on voit aujour­d’­hui une oligarchie plus restreinte en nombre que ne l’était la noblesse de ce temps-là prétendre décider du sort du monde ? Et ne doit-il pas beaucoup de son ressort actuel au fait qu’il ne rencontre plus face à lui la vigueur
de l’espérance communiste qui l’avait contraint, après la victoire sur le nazisme, à des concessions au monde ouvrier (l’État providence) et à des reculs dans la colo­nisation du « tiers monde ». Régis Debray dans son livre Civilisation, comment nous sommes devenus américains (Gallimard, 2017), campe une scène de vie bien contemporaine avec son personnage évoquant, « devant une huile d’un comité directeur, le sort des prolétaires. Le sourcil froncé de son vis-à-vis lui fit rectifier aussitôt : “Je voulais dire les travailleurs.” “Tu veux dire”, lui répliqua l’autre, “ les milieux défavorisés ?” ». Mais ne s’agit-il pas là d’une terrible régression de pensée ? Quant à la « mondialisation », elle fait vivre certes des réalités nouvelles, mais n’exprime-t-elle pas en son fond cette pulsion de toujours du capitalisme depuis qu’il existe et qui consiste à rattraper par la géographie ce qu’il a perdu par l’histoire ?

« Cent ans après l’expérience d’Octobre 1917, à l’heure de la “mondialisation”, l’universalité du combat communiste trouve une nouvelle urgence et la nécessité d’une nouvelle invention : comment renverser une domination (de classe) sans en produire une autre ? »

Toujours est-il que cent soixante-dix ans après le Manifeste du Parti communiste, ses formules (« la grande industrie a créé le marché mondial », « le pouvoir étatique moderne n’est qu’un comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière ») prennent un relief bien plus vrai qu’en son temps ; que cent cinquante ans après la publication du livre I du Capital, il y a plus d’ouvriers dans le monde (plus de la moitié de la population active) qu’il n’y en avait du vivant de Marx. Et cent ans après l’expérience d’Octobre 1917, à l’heure de la « mondialisation », l’universalité du combat communiste trouve une nouvelle urgence et la nécessité d’une nouvelle invention : comment renverser une domination (de classe) sans en produire une autre ? Quels chemins pour une authentique émancipation humaine ? C’est que les eaux de la Moldau ne cessent de couler…

*Bernard Vasseur est philosophe. Il est directeur de la maison Elsa Triolet-Aragon.