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Si toute violence ne comporte pas une dimension politique et émancipatrice, la comprendre à l’aune d’autres rapports sociaux
permet de resituer les inégalités de traitement entre les sexes, ainsi que les réponses institutionnelles pour y faire face.

Les émeutes de juin 2023 au sein des quartiers et des villes populaires ont donné l’occasion à certains commentateurs médiatiques et politiques d’associer jeunes hommes populaires et violences urbaines. Aucune femme ou fille n’aurait participé à ces émeutes. Elles seraient, en somme, les éternelles victimes des hommes de leur quartier.
Pourtant en 2023, comme en 2005, de nombreuses jeunes femmes, parfois de moins de 15 ans, ont participé aux émeutes mais c’est en tant que « jeunes » ou « enfants » qu’elles ont été le plus souvent décrites dans les médias. Poser la question du rapport à la violence selon le genre permet de dépasser certains stéréotypes : celui des femmes nécessairement passives et douces. Ces stéréotypes traduisent plus généralement les difficultés politiques à penser les femmes comme des sujets autonomes, et donc conscientes de leur activité violente.

Les femmes violentes dans l’histoire : une invisibilisation historique
« Les femmes violentes apparaissent comme un peu moins femmes, ou leur violence comme un peu moins violente », selon la formule très juste de la journaliste Valentine Faure. Autrement dit, ces dernières sont souvent associées à une autre catégorie que leur sexe lorsqu’elles prennent part à des événements violents. Cette invisibilisation s’inscrit dans un changement de registre qui vise à amoindrir ou supprimer les phénomènes de violence féminine des écrits et des faits marquants historiques.
Dans les discours sur la criminalité féminine du XIXe siècle, « la femme » reste associée à une figure de paix, de stabilité ou encore de reproduction, contrairement aux hommes associés facilement à l’art de la guerre, alors qu’elles participent pourtant aux mouvements sociaux et aux actions violentes, en France et à l’étranger, sans que cela fasse toujours l’objet d’un récit héroïque. On peut évoquer le cas des pétroleuses de la Commune de Paris, mais aussi de l’engagement des femmes dans des activités terroristes, comme en Irlande du Nord. En Colombie, les femmes se retrouvent sous-représentées dans les programmes qui s’occupent des anciens combattants des FARC (forces armées révolutionnaires), alors qu’elles représentent 40 % des effectifs de celles-ci.

« Les stéréotypes traduisent plus généralement les difficultés politiques à penser les femmes comme des sujets autonomes, et donc conscientes de leur activité violente. »

L’invisibilisation, c’est également le changement de registre pour évoquer la violence des femmes. Nicole Edelman, qui a travaillé sur les métamorphoses de l’hystérique, rappelle que « le discours sur l’hystérique est l’instrument de la différenciation des sexes. Il participe à un processus général de la naturalisation et d’infériorisation des filles après la Révolution française ». Il est alors moins souvent question de violence chez les femmes que de « marginalité », ou encore de « problèmes psychologiques ». Les femmes sont avant tout perçues comme dangereuses pour elles-mêmes et non pour les autres, ce qui participe à dépolitiser la violence féminine, en l’interprétant d’abord comme un fait individuel et non collectif. Cette (non-) perception des femmes violentes a également des effets institutionnels dans la prise en charge de la délinquance.

Délinquant ou délinquante : une prise en charge différente selon les sexes
Qu’en est-il des femmes délinquantes ? Celles qui sont condamnées pour des crimes ? Les femmes ne représentent que 3,6 % de la population carcérale, et 17 % des 2,1 % millions d’auteurs des affaires traitées par les parquets en 2016. Pourtant, la délinquance féminine est en réalité plus importante que ne le laissent supposer ces statistiques.
Les recherches de Hilary J. Allen (1987) mettent en évidence que beaucoup de femmes juridiciables reçoivent moins souvent des sanctions privatives de liberté par rapport à leur homologue masculin, en étant d’abord mises en avant comme des victimes. Dans des cas d’homicide, les ordonnances sont souvent accompagnées de suivis médicaux. On arrive ici à un point fondamental de différence de traitement entre les femmes et les hommes : les actes de violence des femmes sont davantage médicalisés, quand ceux des hommes, en particulier des classes populaires, sont carcéralisés. Cette carcéralisation est elle-même différente entre classes sociales. Si on prend l’exemple des condamnations pour viol, en rappelant que seulement 1 % des viols aboutissent à une condamnation, les hommes des classes populaires sont condamnés à des peines plus longues que ceux de classes supérieures pour le même crime. Une différence de défense, mais aussi d’attendu normatif de la part des institutions explique ces inégalités de traitement. Revenons aux études de Hilary J. Allen. Elles montrent que du côté des femmes incarcérées, 20 % des dossiers (contre 10 % pour les hommes) présentent une section sur des questions psychologiques. Alors que les femmes enquêtées n’ont pas de passif médical lourd, Hilary J. Allen montre que leurs dossiers sont annotés d’observations sur leur santé mentale et leur état d’âme contrairement aux hommes. En somme, les femmes font l’objet d’une médicalisation plus forte, à laquelle s’ajoute un traitement institutionnel qui intervient en amont des condamnations. On peut citer les différentes institutions d’enfermement, avec des suivis sociaux et des rappels à l’ordre qui interviennent dès leur plus jeune âge. L’écart par rapport à la norme de genre peut être gravement sanctionné par les institutions dans le cadre d’une condamnation, comme ce fut le cas pour Jacqueline Sauvage (condamnée en 2012 après avoir abattu son mari violent puis graciée en 2016). S'agissant d'un homicide sur un conjoint violent, les femmes sont ainsi condamnées à des peines plus lourdes que les hommes, souvent en raison de la légitime défense différée.

Ne pas essentialiser mais traiter de la nature sociale des violences
Au sein de l’ouvrage de Coline Cardi et de Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes (La Découverte, 2012), les autrices prennent l'exemple des trafics de drogue et montrent que la violence n’est pas tant un attribut de genre qu’un moyen nécessaire à la domination d’un territoire pour étendre son influence. L’individu est pris dans un parcours de violence, « on commence par le vol avec violence, pour acquérir du bien ou de l’argent, et cela se termine par l’élimination des concurrents […]. Faire peur est une donnée essentielle pour se faire respecter et concerne aussi bien les deux sexes » avec une socialisation à l’homicide dès le plus jeune âge. Plus généralement, elles rappellent que les crimes des femmes sont souvent présentés comme « monstrueux » quand ils s’écartent de l’ordre du genre, ou sont réinterprétés à l’aune d’attributs féminins pour en minimiser la violence. Ces stéréotypes de genre, pris dans un système moral, ne permettent pas une appréciation des réalités sociales. En outre, évoquer la violence des femmes permet de cerner les formes de résistance et les actes d’insoumission. La délinquance des filles peut être aussi une fuite salutaire afin de s’extraire de son milieu familial, de rétablir une estime de soi ou d’user d’autres formes de pouvoir pour soi. Dans un contexte d’hégémonie culturelle masculine, il apparaît important de chercher les manifestations de ces résistances, dans lesquelles sont pris les mécanismes de violence, afin de ne pas ôter aux femmes leur capacité d’agir.

Maeva Durand est docteure en sociologie.

Cause commune 39 • juin/juillet/août 2024